LÂCHEZ-NOUS LA COUENNE (S'IL VOUS PLAÎT) !
Il y a quelques semaines ouvrait le Virgin Mary Bar, premier pub de Dublin où ne coule pas la moindre goutte d’alcool. Un troquet « Canada Dry » au pays de la Guinness et du whisky Jameson. Anna Walsh, à l’origine de ce terrible projet, déclarait : « c’est un vrai bar, dans lequel vous pouvez venir boire un verre avec des amis, un rencard. Juste, sans picoler ». Juste, sans picoler ? C’est un peu comme si on vous proposait de regarder un film « juste, sans l’image », en arguant que de toute manière, cela demeure un film... « Ben non, désolé. On ne sort pas dans un bar 'juste, sans picoler'. C’est complètement con », tempête Jason Chicandier.
Depuis quelques mois, et une fantastique vidéo sur les déjeuners pousse-au-crime du vendredi midi, cet ancien notaire reconverti humoriste de comptoir, puis humoriste tout court, totalise des dizaines de milliers de vues sur Internet, brandissant l’étendard des « bons vivants » (interview à retrouver en pages 96-101). À tel point que l’homme « au physique d’apéro » s’est vu propulsé égérie de la France Monique Ranou, chef de file du Front de Résistance Contre l’Hygiénisme Forcené, chevalier de la briquette de Chardonnay galopant à bride abattue dans cette forêt d’injonctions alimentaires et sanitaires, où germe chaque mois une nouvelle espèce : no gluten, no viande, no sel, no céréales, no lactose, no gras, no sucre, no sucre-des-fruits...
Le bien-manger, pourtant louable à la base, flirte désormais avec l’ayatollesque, allant jusqu’à provoquer chez ses plus fervents partisans une pathologie nommée orthorexie. Le mal des « sans sans ni ni », comme les appelle Claude Fischler, directeur de recherche au CNRS. Ces spécimens ne se nourrissent « plus d’aliments, mais de nutriments » et doivent composer avec un handicap véritable, qui consiste à passer parfois la journée entière à soupeser le menu du soir. « Et quoi alors, bientôt, on nous interdira la crème dans le gratin dauphinois quand on regarde Camping Paradis, avec l’autre qui n’est même plus gros ? », tonne le Chicandos. À défaut de creuser le trou de la Sécu, gare à ne pas creuser celui de l’ennui...
THOMAS LE GOURRIEREC, RÉDACTEUR EN CHEF