CÔTÉ ARCHI
Marquée par la pénurie, l'amour du bois et la débrouille, l'architecture réunionnaise conte toute l'histoire de l'île Bourbon. Plus qu'un catalogue, une notice pour la comprendre et en savourer les détails.
MARQUÉE PAR LA PÉNURIE, L'AMOUR DU BOIS ET LA DÉBROUILLE, L'ARCHITECTURE RÉUNIONNAISE CONTE TOUTE L'HISTOIRE DE L'ÎLE BOURBON. PLUS QU'UN CATALOGUE, UNE NOTICE POUR LA COMPRENDRE ET EN SAVOURER LES DÉTAILS.
ENRICHIS PAR L'INDUSTRIE SUCRIÈRE, LES BARONS DE L'ÎLE SE FONT ÉLEVER DE FRINGANTES DEMEURES
Au gré d'une intrusion dans les îlets de l'intérieur, sur la route de Hell-Bourg ou de Cilaos, vous croiserez les derniers survivants de ces cases, squattées par les arbustes, au mieux dévolues à la garde d'un bric-àbrac. Porte entre deux fenêtres : le sobre préside. Sur le toit, la canne remplace les feuilles de latanier de jadis. Plus souvent, la tôle. C'est tout ce qui reste du premier habitat de l'île Bourbon. Si vous perciez ses secrets, vous verriez de vieux tabous d'Afrique, commandant leur agencement, leur symétrie, leur position sous le vent ou dos à la vallée, leur hauteur visà-vis de tombes qu'on ne voit plus. Les colons de 1660 étaient pourtant blancs comme linge, et les Malgaches qui les ont précédés n'avaient rien construit. Ils ont fini par le faire, mais en tant qu'esclaves, pour le compte du maître. C'est pourquoi ces bicoques rappellent celles de la Grande Île, même si les murs en argile - trop rare -, sont ici en bois, fourni par le défrichement titanesque accompli par ces mêmes esclaves. Ils seront bientôt deux fois plus nombreux que les colons ; très vite, ils tripleront, plongeant Bourbon dans la peur justifiée de la révolte. Sainte-Suzanne, Saint-Denis, Saint-Paul : dans les premières implantations, les cases ont disparu. Seul l'urbanisme reste, plan en damier ou village-rue, selon la place laissée entre la mer et la montagne - qui vient vite. Les façades, de même largeur, trahissent les surfaces égalitaires des concessions des colons. Le propre de l'architecture réunionnaise est de s'être faite sans architecte. Ce n'est pas faute d'avoir relancé la Compagnie des Indes, gérante de l'île, qui la laisse dépérir par carence de femmes (des prostituées européennes raflées de force) et faute d'artisans. C'est que Bourbon est en fin de desserte, juste avant le terminus de Pondichéry ; lorsque frégates et galions arrivent de Fort- Dauphin, à bord, il n'y a plus de migrants. Hormis les « nègres à talent » - habiles forgerons ou ébénistes réduits à l'état servile -, ceux qui bâtissent ici ne sont ni architectes, ni maçons ; ils sont charpentiers de marine. Cela explique l'abondance de ces belles maisons de bois meringue, bleu dragée, rose pièce montée, que vous verrez quelle que soit la ville. Seul le béton pourra concurrencer. La pierre, elle, est reléguée au soubassement, ouvert pour que l'alizé rafraîchisse le plancher et prévienne son pourrissement à la saison humide. Restez aux aguets, et vous verrez la manière dont tout a été construit - cela n'a pas changé. Les ouvriers plantent des madriers, assemblent les cadres pour les ouvertures et relient le tout par des tasseaux. Le squelette formé sera vêtu de lattes. À l’intérieur, des cotonnades laisseront passer l'air tout en occultant l'aspérité des planches. Au XVIIIe, on préférait des essentes de goyavier, clouées en écailles verticales, et qu'on voit encore partout - système plus imperméable, mais moins facile à changer. Les premiers tailleurs arrivent enfin. Ils vont devoir mordre le dur basalte, eux, habitués au grès et au calcaire. Les moellons se limitent aux ouvertures et aux angles, signe extérieur de richesse qu'une poignée de colons tire de l'export du café et des épices.
TYPIQUES DE L'ÎLE, LES « DENTELLES DE CASE » SONT EMPRUNTÉES À LA DÉCO DES VAISSEAUX HOLLANDAIS
Ainsi les maisons Adam de Villiers (1760) ou Vasseur (1792), qui se dressent à Saint-Pierre, non loin des magasins de la Compagnie, et de ses bureaux devenus l'hôtel de ville. Les artisans restent médiocres. En l'absence d'organisation corporative, la transmission des « tours de main » se fait mal, alors, on improvise. Pour les moulures, la superposition de planches aux arêtes rondes et biseautées permet de biaiser. La copie tient lieu de savoir-faire. C'est pourquoi vous trouverez, au fil de vos flâneries, de furieux rappels de la Martinique, des toits à la Mansart, des roses tyriens chers aux Anglais - alors maîtres de l'océan Indien - voire des influences liées aux origines de nos Créoles, issus de Bretagne, de Normandie, du Poitou. Mais trois éléments sont typiques de Bourbon. D'abord, les décorations en losange aplati, qui ont survécu au passage du bois à l'enduit, même au béton. Ensuite, les lambrequins, alias « dentelles de cases » : ces frises de bois qui frangent le bord des toits sont empruntées à la déco des vaisseaux hollandais. Elles font de charmantes gouttières qui évitent les infiltrations. Enfin, il y a la galerie que vous remarquez partout : la varangue. Le nom vient du portugais véranda. Varangues de plain-pied, à piliers, à l'étage, superposées : les varangues sont l'avant-scène de la vie domestique, au point qu'à l'heure du préfabriqué, les constructeurs doivent la prévoir dans leurs plans. Le XIXe siècle s'est ouvert avec la grande révolution sucrière. La canne, jusqu'alors distillée en guildive pour saouler les matelots, se convertit au sucre pour les salons. « Habitation », « propriété » (la Libéria, à BrasPanon), « villa » (les Charmettes, à Salazie), « palais » (comme celui de Rontaunay, à Saint-Denis) ou tout bonnement, « maison » (Desbassayns, à Saint-Leu), les barons de la canne se font élever de fringantes demeures à frontons. Du haut de leur podium, elles veillent toujours, centre déchu de bâtiments noircis et fantomatiques. Sur la rue se penche le getali (« regarde-le », en créole), kiosque tourné vers l'extérieur, où l'on s'évente aux heures chaudes et s'épie les jours d'ennui. À présent, les vapeurs déchargent carreaux de Lorraine et tuiles de Marseille ; mais les colonnes de marbre restent des piles de bois peints. L'avènement de la fonte permet d'ajouter pilastres néoclassiques ou vasques à l'italienne, qui cache mal qu'ils sont objets de série. Face au faste des particuliers, Paris veut imposer une image moderne, blanche jusque dans ses enduits : écoles, dispensaires, bâtiments de l'autorité, églises telles celles de Saint-Louis ou de Saint-André. Les arcades s'ouvrent sur des échoppes ou le fourre-tout de la « boutikchinoi ». Des marchés couverts apaisent le commerce de leur ombre. Pour les moins riches, la modernité, c'est le ciment et la tôle. Cependant, depuis l'abolition de l'esclavage, même les plus humbles ont un jardin, qu'ils ont planté d'essences médicinales, de plantes aromatiques ou juste décoratives.