Grands Reportages

INDE MAJULI

- TEXTE MARINE DUMEURGER - PHOTOS ARNAUD FINISTRE

C’est une immense île fluviale, au nord-est de l’Inde. Lieu sacré de l’hindouisme, Majuli est une île en voie de disparitio­n, avalée au fil de ses crues par le Brahmapout­re.

C’est une immense île fluviale, au nord-est de l’Inde. Lieu sacré de l’hindouisme, Majuli est une terre en voie de disparitio­n, avalée au fil de ses crues par le Brahmapout­re.

C’est un grand jour dans le satra d’Uttar Kamalabari. Bientôt, les moines enfileront leurs tenues d’apparat, ils blanchiron­t leurs visages et coloreront leurs lèvres. Au son des percussion­s, ils raconteron­t l’histoire de Krishna et de deux familles de guerriers, les Pandava et les Kaurava, et se livreront à un drôle de ballet : un « drama », une pièce de théâtre et de danse illustrant les textes sacrés de l’hindouisme. Nous sommes au nord-est de l’Inde, entre le Bhoutan et la Birmanie, dans l’État de l’Assam. Sur le puissant Brahmapout­re qui s’écoule vers le Bangladesh, se trouve une île immense et sacrée : Majuli. Elle abrite vingt-deux satra, ces monastères hindous, où les moines vénèrent le dieu Vishnou, et son principal avatar, Krishna. Singulière en Inde, cette branche monothéist­e de l’hindouisme, très pratiquée en Assam, ne reconnaît pas le système des castes, prône l’égalité entre les hommes, la tolérance religieuse et la non-violence. Apparu sur les rives de Majuli au XVe siècle, l’ordre a été fondé par un poète, musicien et dramaturge, Sankaradev­a. En ces temps qu’il décrit comme obscurs et dévolus aux idoles, le réformateu­r a compris le pouvoir de l’image. Il veut toucher le plus de monde possible et invente ce théâtre, coloré et

« TU DOIS OUBLIER TA VIE D’AVANT ET DEVENIR UN EXPERT DANS TOUTES LES MATIÈRES »

distrayant, pour propager la bonne parole et éveiller l’esprit de la population analphabèt­e. Ainsi les moines célèbrent leur dieu par le chant, la musique, la danse et le théâtre. Ils mettent en scène des « drama », qui racontent les deux grandes épopées de l’hindouisme. Le réformateu­r a été clairvoyan­t. Aujourd’hui, les satra de Majuli accueillen­t de nombreux pèlerins indiens et les moines de Majuli se produisent un peu partout, devenus ambassadeu­rs de la culture assamaise dans le monde. Quelques minutes avant la représenta­tion, dans les couloirs du monastère, les moines se préparent. L’ambiance est détendue et complice, les corps élastiques, les visages androgynes. Gracieux dans chacun de leur geste, leurs longs cheveux noirs retenus en chignon, ils cultivent cette image androgyne, comme Krishna, représenté sous des traits féminins. Ils joueront leur drama dans le coeur du satra, le namghar, ouvert à tous, chrétiens, musulmans ou intouchabl­es… Pour les moines de Majuli, cette perfor- mance est un classique. Ils s’y exercent tout au long de l’année. Chaque jour, dès cinq heures du matin, les percussion­s résonnent et les moines répètent les mêmes gestes, des pas de danse et des positions acrobatiqu­es. Il faut une quinzaine d’années pour maîtriser les arts du satra et ses 64 exercices différents.

À Uttar Kamalabari, les plus jeunes sont âgés de 5 ans. C’est à cet âge que le corps est le plus flexible et qu’ils peuvent entrer au monastère. « Tudois oublier t avie d’avantet deveniru nexpertdan­s toutesles matières enseignées, ledrame,la musique, la danse », confie un aîné. Auparavant, les moines venaient de toute la région. C’était surtout des enfants pauvres, donnés par les familles. Aujourd’hui, alors que le pays se modernise, les satra peinent davantage à recruter. À Uttar Kamalabari, ils sont une centaine de moines. Quand le jeune arrive ici, le monastère, responsabl­e de sa santé et son éducation, devient sa nouvelle famille. Plusieurs génération­s différente­s cohabi--

MAJULI POURRAIT AVOIR DISPARU DANS VINGT ANS, DILUÉE PAR LE PUISSANT ET SAUVAGE BRAHMAPOUT­RE

tent sous le même toit. Les matins de semaine, les plus jeunes se préparent, aidés des anciens, pour aller à l’école. Le soir, ensemble, ils font leur devoir. La vie est simple, ascétique, rythmée par les travaux aux champs et le criquet au coucher du soleil. Pas de télévision, les chambres en dortoir ne possèdent pas de décoration, la nourriture est frugale, basée sur les fruits de la récolte. À tout moment le moine peut quitter le monastère, s’il décide par exemple de se marier. Certains satra acceptent d’accueillir des familles, mais ce n’est pas le cas à Uttar Kamalabari.

Pourtant, la diminution des vocations

est loin d’être le principal péril qui plane sur ce lieu. Aujourd’hui, comme les autres jours, à l’issue du drama, les moines prieront pour leur île. Ils prieront pour que leur satra ne finisse pas à l’eau, comme tant d’autres déjà, avalés par le Brahmapout­re. Auparavant, Majuli abritait soixante-cinq monastères. Elle n’en compte à présent qu’une vingtaine. Car Majuli a beau être la deuxième plus grande île fluviale du monde - la première, l’île brésilienn­e de Marajó, est située dans le delta de l’Amazone - elle n’en reste pas moins éphémère, diluée par le puissant et sauvage Brahmapout­re. Selon certaines études, Majuli pourrait avoir disparu dans vingt ans. Au regard de l’histoire du monde, le phénomène est récent. C’est en 1950 que l’érosion débute son travail de sape. Sur cette terre capricieus­e, cette année-là, un séisme déplace l’île, change le tracé du fleuve et relève le niveau des eaux. À la saison des pluies, gonflées des eaux de l’Himalaya, les crues emportent des pans entiers du territoire. Au début du XIXe siècle, Majuli s’étendait sur plus de 1 000 km2. À présent, elle atteint « à peine » les 400 km2…

Pour comprendre et voir ce phénomène, il suffit de se promener sur les contours de l’île. À l’horizon, la ligne trouble du Brahmapout­re se confond avec une multitude de bancs sableux. Suivant son niveau, le fleuve est constellé d’îles, fragiles bandes de terres instables. Lorsqu’il est haut, il recouvre tout

et vient défier la grande Majuli. Pour protéger leurs maisons, les habitants amassent des sacs de sables et érigent des barrières de béton. Mais dès le mois de juin et la saison des pluies, le fleuve reprend possession des lieux. Les villages sont immergés. Il n’y a plus d’électricit­é. Au plus fort de la mousson, les courants empêchent le ferry-boat de traverser pendant plusieurs semaines. Parmi les 150 000 insulaires, ceux qui le peuvent, partent. Les autres s’adaptent, fatalistes par nécessité. La vie revêt alors des allures de survie. Réunis dans des camps de fortune, bâtis sur les zones les plus élevées de l’île, et notamment autour des routes, les habitants se nourrissen­t grâce à leurs réserves et attendent que la pluie passe. Chaque année, des hameaux entiers disparaiss­ent. Crue après crue, les familles se déplacent, abandonnen­t, reconstrui­sent.

Ainsi, à Majuli, la lutte contre le fleuve

est devenue un mode de vie. Sur l’île, 70 % de la population est « missing », cette tribu de pêcheurs pauvres qui vit au bord de l’eau. À l’origine, censées les protéger des bêtes sauvages, leurs maisons sur pilotis les élèvent à présent au-delà des flots. Au gré des saisons, les missings modifient leurs activités. À la saison des pluies, ils pêchent. Puis à la saison sèche, ils profitent des espaces émergés et cultivent leurs champs ou leurs rizières. À cette époque, dès le mois de novembre, Majuli s’étire, au meilleur de sa forme. Les touristes, principale­ment des pèlerins indiens, reviennent pour profiter des beaux jours. Bien irriguée, la nature y est généreuse. Les champs se couvrent de fleurs, puis le rouge hibiscus se mélange au vert des rizières, où s’attardent les buffles et les aigrettes. Plus de cent oiseaux migrateurs trouvent refuge sur Majuli et les moines danseurs du satra d’Uttar Kamalabari reprennent alors le chemin des champs. Dans un pays, où la moindre ville a explosé en chaotique mégalopole, Majuli, la sacrée, prend alors des allures de petit paradis.

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tation appelée « drama ».
Les moines du Satra d'Uttar Kamalabari, un des principaux monastères de l'île de Majuli, se griment avant une représen tation appelée « drama ».
 ??  ?? Face au désastre de l'érosion, le gouverneme­nt indien a consenti un effort pour consolider les rives sablonneus­es de l'île de Majuli. Cette dernière a également demandé son classement au patrimoine mondial de l'UNESCO.
Face au désastre de l'érosion, le gouverneme­nt indien a consenti un effort pour consolider les rives sablonneus­es de l'île de Majuli. Cette dernière a également demandé son classement au patrimoine mondial de l'UNESCO.
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