PRODIGE ISLANDAIS
UNE TERRE « BRUTE », SUBJUGUANTE DE BEAUTÉ SIMPLE. UN MÉLANGE DE NATURE CONVULSÉE ET DE POÉTIQUE BORÉALE. AU RAS DU CERCLE POLAIRE, LA PETITE ISLANDE EST DEVENUE UN « MUST DO » TOURISTIQUE. UNE DRÔLE DE SUCCESS STORY, QUI INQUIÈTE PARFOIS LES ISLANDAIS EU
Ingólfr Arnarson, premier résident permanent de l’île identifié (en l’an 870…), n’en reviendrait pas ! Parole de Viking : son Ultima Thulé, toute de solitudes inhabitées, de fumeroles, de glaciers et de vent déborde de visiteurs ! Cent vingt mille entrées en 1990. Un million en 2010. Un million sept cent mille l’an passé. L’exponentielle de cette progression a propulsé l’Islande dans une nouvelle dimension – inattendue – de son étonnante histoire boréale. Il y a trente ans encore, le pays de loin le moins densément peuplé d’Europe (trois habitants par kilomètre carré) comptait une âme pour trois moutons. Aujourd’hui, il faut changer de critères : ses trois cent trente-cinq mille habitants accueillent quatre fois leur propre nombre en termes de visiteurs étrangers. Un scénario à la Dubaï, en plein Atlantique nord, à deux doigts du Groenland ? Pas vraiment, rassurez-vous. Le coeur de l’Islande – poésie et imaginaire compris – résiste étonnamment à cette éruption récente…
LA GRANDE SAGA DE L’ÎLE DE GLACE
Jusqu’à la fin des années 1980, l’Islande est encore une destination quasi « confidentielle », baignée d’une aura d’éloignement et d’étrangeté réelle. Le pays est essentiellement une terre de pêcheurs et d’éleveurs qui n’a émergé d’une longue histoire d’isolement, parfois aux marges de la survie, que depuis l’après Seconde Guerre mondiale. Dans le désordre : dans ce pays quasi désert qui possède pourtant le plus de bibliothèques par habitant d’Europe, on frôle encore la grande histoire exploratoire et coloniale des Vikings, les premiers maîtres de ces terres lointaines dès la fin du premier millénaire. On y découvre une étonnante démocratie (si l’Islande est indépendante depuis 1944, elle a « inventé » le premier parlement d’Europe, l’Althing, en 930 !), où une femme peut être présidente, et où le vieux norrois scandinave qui compose le texte des grandes sagas du Moyen Âge est demeuré, tel quel, la langue de tous les Islandais. Un pays au drôle de calendrier oscillant entre nuit et jour permanent, où les trolls et les géants des grandes mythologies nordiques tiennent encore leur place au quotidien : on détourne parfois encore le tracé d’une nouvelle route pour laisser en paix ces importants voisins…
AUX SOURCES DE LA BELLE AVENTURE
Le scénario d’un voyage d’alors ? L’idée d’aller passer un week-end à Reykjavík est juste impensable. Peu de rotations et d’options, côté avion. Les billets sont rares et chers, mais pas seulement : à Reykjavík, la location d’un Land Rover (disponibilité et prix), véritable clef de la liberté de déplacement autonome sur l’île est une pure galère. Pour beaucoup, l’aventure islandaise commence par la mer. En ferry. Deux à trois jours de mer entre Angleterre, Féroé et Lofoten. À l’autre bout de l’île, vue du débarcadère du port de Seyðisfjörður, la célèbre route numéro 1, le véritable poumon de
En Islande, même les « classiques » incarnent un drôle de goût de bout du monde et d’aventure
circulation de l’île (terminée en 1976 !) qui permet de rejoindre Reykjavík ou de parcourir les quelque mille trois cent trente kilomètres de « la boucle » de l’Islande, est une découverte parfois angoissée de la conduite sur piste, très loin de la « perfection » du bitume actuel.
EN LETTRE « F » SUR LA CARTE
Même au coeur de la haute saison d’alors, sur cet axe majeur, certaines solitudes y sont… intenses. Mieux : mis à part la capitale et Akureyri, les chambres d’hôtes et les bed & breakfasts se comptent sur les doigts de la main dans les petits ports et les villages. Camping donc, en option principale. Ou dodo, quand la météo tourne vraiment au mauvais, dans les salles des fêtes ou les cantines d’école. La grande aventure ? Les « routes de montagne », balisées F sur les cartes. Il y a les pistes du centre (F35 pour Kjölur, ou F26 vers le Sprengisandur) qui traversent l’île de part en part, et où l’on s’engage si possible en convoi de plusieurs 4x4, comme sur une transsaharienne. Mais aussi les portes d’entrées de secteurs sublimes, comme les terres aux couleurs folles du Landmannalaugar ou la sauvagerie de la caldeira de l’Askja.
ENTRE DEUX CABANES DE BOIS
Gués et passages délicats. Météo renversante. Pas mal de coins « classiques » en Islande ont un drôle de goût de bout du monde et d’aventure. L’autonomie (fantasmée ou non…) en carburant et en nourriture fait, au minimum, partie du jeu. Dans un pays au coût de la vie étonnamment élevé, on joue
à survivre avec du pain de mie et des tubes de Kaviar (oeufs de poisson en tube). Contrepartie immense : de Geysir à Selfoss, il est rare de croiser du monde. Les accès aux sites sont « nature ». Pas encore d’aménagement. Pas vraiment de parking ou de barrière. Un exemple à peine croyable, vu d’aujourd’hui : on se baigne dans le célébrissime Blue Lagoon entre deux cabanes en bois. Le site est encore celui de la centrale géothermique. Le Blue Lagoon d’alors n’est pas encore un complexe fort luxueux incluant spa, restaurant et boutiques…
CENT TRENTE VOLCANS ACTIFS
Durant ces années pionnières, l’Islande va petit à petit construire son image, « forgée par le feu et la glace ». Celle d’un coin vraiment ouvert au plein vent du monde, dont le sol même, côté tectonique des plaques et activité volcanique, est une leçon de géologie et de force à ciel ouvert. Litote pour les Islandais, qui vivent depuis des siècles au plus près de ces puissances telluriques : en plein sur la dorsale océanique, forte de quelque cent trente volcans au sommeil léger, des zones entières de l’île ne cessent de crachoter, d’éructer, de grandir et de se fracturer : la substance même du grand sol islandais, ses déserts, ses falaises, ses failles et ses glaciers (la calotte du Vatnajökull est la plus importante d’Europe) subjugue et fascine.
UNE GÉOGRAPHIE UNIQUE
La force des lieux, y compris dans ses nuances et ses douceurs extrêmes, commence à dessiner une géographie plutôt unique en Europe. Des baignades dans les sources chaudes, le nez dans les fleurs, les yeux noyés des ocres et de jaunes parsemés des névés tardifs dans le Landmannalaugar. Une traversée à gué sur les pistes de l’Askja. Les orgues de son et d’eau des chutes de Dettifoss ou de l’Eldgjá. Les solitudes de fjords de l’Ouest. Les jardins japonais tout de vert tendre des mousses et des bouleaux nains sous la silhouette de l’Hekla. Les falaises balayées par les vents de Vík ou de Látrabjarg. Les paysages de fumées et de bouillonnements des solfatares et des geysers. Les plages de cendres noires et les grands lacs de vêlage glaciaires sous les côtes du sud-est. La destination s’installe
La fréquentation ? Une fois passée la saison d’été, et sorti des grands sites touristiques, c’est le calme absolu...
peu à peu, aussi solidement que logiquement, dans l’univers des baroudeurs et des trekkeurs… Mais pas seulement. Retour à nos modernités ?
LE PRODIGE ISLANDAIS
En trente ans, la lointaine Islande est passée des sagas à Björk ou à Sigur Rós. Des vieux 4x4 aux « monster trucks ». D’Halldór Laxness à Arnaldur Indriðason. De la source chaude sous les brumes au spa de luxe. De la bibliothèque au data center. Reykjavík, hiver comme été, est une capitale aussi cosmopolite que branchée. Et les paysages singuliers de l’île ont colonisé bien des écrans, de Game of Thrones à Oblivion. La culture et l’économie islandaises ont pris un visage envié ? Musique, traditions, gastronomie, design, mais encore production d’aluminium ou finance : juste avant la crise financière de 2008, le pays affiche une météo insolente pour sa latitude. L’île possède un revenu par habitant parmi les plus élevés du monde. Elle caracole dans le Top 10 de l’indice pour le développement humain. Grâce à la géothermie et à ses ressources hydroélectriques, elle est devenue un modèle en termes de développement renouvelable. Totalement en marge des bouleversements géopolitiques mondiaux et de toute menace sécuritaire, appuyée sur le développement spectaculaire des vols sur la destination (de sept compagnies en 2009 à vingt-cinq en 2016), l’Islande connaît une vraie révolution.
L’OR VERT DE L’ISLANDE
Depuis l’éruption d’un volcan au nom imprononçable (Eyjafjallajökull) en 2010, la cote d’amour et la popularité de l’île – aux ÉtatsUnis comme en Europe, mais encore en Chine ! – atteint des sommets. Le tourisme est devenu l’or vert de l’Islande ? Dans un pays qui a su jeter en prison (confortable) certains responsables de la crise financière qui l’a amenée au bord de la faillite, les choses ne sont pas si simples. Les revenus du tourisme dépassent ceux de la pêche. Vu de l’Europe, cette manne a aidé l’Islande à se sortir brillamment d’un (très) mauvais pas. Les effets de cette « love story » en termes de pression sur l’environnement et sur la vie des Islandais, de détérioration des sites les plus fréquentés aux infrastructures d’accueil insuffisantes, sont devenus récemment un sujet de débat et de discussion national. Trop de monde en Islande ? Voire. Une fois dépassée la haute saison d’été, une fois tenus un peu à l’écart les très grands sites « classiques » du Cercle d’or ou de la côte sud, l’Islande, et ce n’est pas son moindre point fort, n’a pas perdu un pouce de sa somptueuse et étrange force, hier comme aujourd’hui. Sous le cercle Arctique, ses paysages de premier matin du monde, ses géologies subjuguantes d’isolement et de simplicité « brute » gardent intacte leur singulière puissance de séduction. Il est juste devenu plus facile et plus simple – été et même hiver – d’aller à leur rencontre…