Grimper

L’EXODE MINÉRAL

- Fred Labreveux

Il y a vingt ans, le paysage grimpant français voyait arriver les premières salles d’escalade privées avec Espace Vertical à Grenoble et Grimper pour le bloc à Aix-en-Provence. À cette époque, personne ne croyait vraiment à la viabilité de ce modèle économique, à commencer par les banquiers et notamment celui, pour le moins circonspec­t, qui a suivi l'éclosion de la première salle Grimper : quand Vincent Albrand, Marc Eliayan et Laurent Belluard ont fait le premier rendez-vous chez le banquier pour présenter le projet, sans demander d'argent d'ailleurs, ils racontent en souriant aujourd'hui qu'ils avaient l'impression de passer pour des fous furieux tant leur interlocut­eur ne comprenait même pas le début du commenceme­nt du sens du projet. Et c'est normal, puisque cela n'existait pas, ou si peu, chez nous. Créer une pizzeria, pourquoi pas. Une salle d'escalade : une salle de quoi ? Sauf que si cette incompréhe­nsion venue d'un banquier peut s'entendre, elle apparaît aujourd'hui plus ironique venue de la communauté grimpante qui n’était absolument pas emballée par l'initiative. Le mot d’ordre de l'époque : « Jamais je ne payerais pour grimper ! » C’est d’ailleurs marrant de constater vingt ans plus tard que le fief d’irréductib­les Alsaciens vient de voir éclore la toute nouvelle salle de bloc Hueco dirigée par Florent Wolff et Jean-Minh Trin-Thieu… Aujourd’hui, même la FFME se met à faire dans le privé avec sa salle Karma, à Fontainebl­eau. Donc pour résumer : il y a vingt ans, personne ne voulait payer pour grimper et aujourd’hui, c’est stricto sensu le contraire ! Avec d’un côté les salles privées qui poussent comme des champignon­s où s’agrandisse­nt car trop exiguës par rapport à la demande, et de l’autre, des sites naturels qui se dépeuplent à vue d’oeil malgré leur libre accessibil­ité… Pourtant, l’arrivée des salles en milieu urbain ou dans les plats pays n’a fait qu’accroître le nombre de pratiquant­s. Indice révélateur de cette tendance, en un peu moins de vingt ans, La Sportiva, acteur majeur du chausson d'escalade, a doublé son volume de vente en France. Contrairem­ent aux fins de journées bondées de grimpeurs dans les salles, cette croissance reste difficilem­ent palpable lorsque l’on se rend en falaise. En quinze ans de photos d’escalade à sillonner l’Hexagone, j’ai rarement rencontré plus de cinq cordées, excepté à Céüse l’été ou à Orpierre lors des ponts du mois de mai… Alors certes, il y a parfois foule dans les secteurs classiques de Fontainebl­eau, ce qui n’est pas sans amuser Stephan Denys qui utilise l’expression "faire de la salle en extérieur" pour qualifier la pratique de ces grimpeurs élevés à la résine : une montagne de pads et toute la journée sur le même bloc à le tartiner de traits et de magnésie ! Dans un autre style de pratique, Vincent Albrand observe avec tout autant d’amusement que ces jeunes mutants élevés au même grain ne mettent pas un pied devant l’autre au Cimaï. Sauf que c’est bien connu, généraleme­nt quand on se fait rouster, on a tendance à vite retourner là où on excelle, pour le plus grand désespoir de Mathieu Bouyoud qui, à chaque sortie en falaise, se lamente de toujours se retrouver entre “vieux“… Alors, si aujourd’hui l’escalade reste plurielle, on peut légitimeme­nt se demander jusqu’à quand ? Surtout si maintenant, les convention­s d’objectifs entre la FFME et le ministère de la Jeunesse et des Sports, imposent aussi de faire des salles privées, probableme­nt pour éviter que le rocher naturel ne se lustre…

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