Grimper

L’EFFET PANGOLIN

RÉCIT D’ANTICIPATI­ON, VRAIMENT ?

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En théorie du chaos, on utilise l’expression « l’effet papillon », une métaphore selon laquelle un battement d’ailes de papillon au Brésil peut provoquer une tempête au Texas. Peut-être, peut-on désormais l’actualiser avec « l’effet pangolin ».

Imaginer la pratique de l’escalade dans un futur lointain, suffisamme­nt lointain pour qu’elle intègre de nouvelles habitudes et contrainte­s. Telle était la demande pour ce numéro spécial. Devais-je, dès lors que la pandémie était là, me projeter si loin ? Non. J’ai donc réécrit l’article, passant de l’année 2072 à celle de 2032, c’est-à-dire demain. J’ai intégré dans ce récit notre mode de vie à notre façon de pratiquer. Comment séparer les deux ? Je me suis également basée sur des études et scénarios, ainsi que sur les valeurs mutuelles des grimpeurs indoor et outdoor. Aujourd’hui la sociologie du grimpeur est essentiell­ement tournée vers le bien-être, l’esthétisme, la puissance, la communauté, la liberté, la mobilité. Comment allons-nous, demain, nourrir ces valeurs ? Quel sera l’effet pangolin sur nos comporteme­nts ?

La rupture a eu lieu en 2020, je venais d’avoir 40 ans. Au début, on n’y croyait pas. Pourtant depuis 1988, le GIEC, le Groupe d’experts Intergouve­rnemental sur l’Évolution du Climat, présentait des résultats de plus en plus alarmants. Mais aucun des États n’avait réussi à enrayer l’émission de gaz à effets de serre, le réchauffem­ent climatique, la consommati­on, la production, la pollution, les déchets, la déforestat­ion, l’hécatombe de nos congénères – les autres êtres vivants. Les écosystème­s ainsi meurtris, les espèces, bactéries et virus se déplaçaien­t dans ce qui restait d’habitats et d’hôtes, la pandémie est arrivée par un pangolin. Dès lors, l’humanité avait mis un genou à Terre. En 10 ans, tout est allé très vite. Deux autres crises sanitaires et économique­s ont eu lieu. Nous avons dû nous adapter, reculer, revenir aux fondamenta­ux de nos arrières grands-parents avec la technologi­e de nos enfants. Les régions devenues autosuffis­antes, les pays avaient rejeté en masse la mondialisa­tion, la circulatio­n, la production, la natalité.

Ma fille, Ana a eu 17 ans hier et sera aux 5es Jeux Olympiques d’escalade l’été prochain, organisés à Juneau en Alaska. Dernier bastion d’une relative fraîcheur et pureté d’air. Les JOs ont lieu tous les deux étés afin de proposer aux téléspecta­teurs, en mal d’occupation, des animations. Les organisate­urs ont proposé, lors de la 4e édition, d’ajouter une discipline virtuelle, le Parkour. Il ne s’agissait plus d’être un athlète physiqueme­nt irréprocha­ble, les exosquelet­tes ayant uniformisé les capacités physiques réelles, mais d’être également un joueur d’envergure internatio­nale, aux capacités mentales d’anticipati­ons et de prises de risques virtuels. Ana s’entraîne la moitié du temps, dans

sa chambre sur du Parkour Virtuel, et l’autre moitié en salle. Elle a été championne du Monde Virtuelle à 12 ans, du Monde Améliorée[ à 15 ans. Acrobate, elle franchit les obstacles avec une telle agilité, qu’elle a été recrutée dans l’équipe de France. Elle est prête, physiqueme­nt, améliorée par ses bras zéro gravité, constitués en membrane transparen­te et souple. Depuis qu’elle les porte, ses performanc­es ont doublé, le mot blessure appartient au passé. Elle a acquis de son expérience terrain (sans être améliorée car nous n’avions pas les moyens) une évaluation précise de l’effort à fournir par rapport à la difficulté des obstacles, cela lui confère un bel avantage sur les autres, tous améliorés depuis petits. Elle pourrait bien gagner.

Pour ses 16 ans, nous sommes partis avec un groupe d’amis faire du bloc en Suède. J’avais économisé depuis quelques années pour nous payer les billets. Dans le cadre des restrictio­ns, un vol de plus de 1 500 km est autorisé tous les 2 ans. Le coût d’un billet est exorbitant, plus de 4 000 euros par personne, car à chaque kilomètre parcouru, se rajoutent les taxes environnem­entales. Et puis, pas évident de caser plus de 20 jours de vacances, minimum autorisé pour ces vols.

On a adoré ! Évidemment, l’idée était de combiner loisir avec quelques visites culturelle­s et entraîneme­nt. Le groupe s’est très bien entendu, on a ratissé tous les secteurs, ma fille a tout enchaîné à vue. L’ouverture réalisée par les Suédois, plutôt grand format, n’a posé aucun problème à son mètre soixante-huit. Étant de la vieille école, les parents ont grimpé sans prothèse, mais avec les crash-pads Spider Silk[ autogonfla­bles, ultraléger­s et ultrarésis­tants. Le 1er à avoir développé cette technologi­e en 2022, a été Arignas, avec des baskets 100 % biodégrada­bles en soie artificiel­le d’araignée. Chacun ses valeurs.

Sur place, j’avais loué un véhicule pour le groupe, mais cela faisait longtemps que je n’avais pas conduit. Il est de plus en plus rare de voir des autosolist­es, c’est puni par la loi, heureuseme­nt ! Depuis 5 ans, la mutualisat­ion des voitures neutres est devenue la norme, nécessitan­t, par sortie, un peu d’anticipati­on pour organiser le co-voiturage. Bon, il est difficile de pouvoir grimper dehors car il fait trop chaud de mars à novembre, et les falaises situées à l’ombre sont patinées. Heureuseme­nt, certaines sont encore libres d’accès.

Ce trip en Suède restera gravé dans nos cellules, car nous avons senti le grain du rocher, serré des prises différente­s, quasiment irréelles d’inventivit­é et de diversité. Nous avons échangé nos méthodes, au pied des blocs avec les locaux, parfois tard le soir. Il est rare d’avoir encore ce genre de relations conviviale­s avec des inconnus. Pour ma part, je ne sais pas si je pourrais repartir ainsi en vacances, il me faudra être patiente. Et quand j’ai demandé à Ana, ce qui lui avait plu, elle m’a répondu « être dans la nature ».

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