PAMPHLET CONTRE L’ESCALADE OLYMPIQUE
Avant même de commencer mon propos, je m’excuse de la forme qu’il va prendre. Il ne tiendra pas en une phrase choc ou en un post Instagram enflammé ; à contre-courant des moyens d’expression moderne, il se réclame d’un type littéraire des siècles passés : le pamphlet. En grec, le mot « pamphlektos » signif ie littéralement « tout brûler », ne vous étonnez donc pas si les lignes qui suivent révèlent un écrit incendiaire qu’en rien, il faut le préciser, le report des JO ne vient bousculer. Sans plus de longueurs, cet impitoyable Pamphlet contre l’escalade olympique, le voici.
Une escalade vidée de sa substance…
Mars 2013, sorti de nulle part, Alex Megos enchaîne à vue le 9a Estado Critico à Siurana. En plus d’être historique, la performance revêt la saveur de la surprise : les observateurs attendaient Adam Ondra, ils ont eu Alex Megos. Depuis plusieurs années, pourtant, l’extraterrestre tchèque survolait le haut niveau en falaise sans autre concurrent qu’un Chris Sharma toujours génial mais en fin de carrière. Avec la libération de Perfecto Mundo (9b+) et 80 voies dans le 9 à son actif, l’Allemand prouva par la suite avec brio que son arrivée en fanfare sur la scène médiatique n’avait rien d’un pétard mouillé. Bien que toujours leader avec Silence (9c), Adam tenait son rival, ou plutôt, le public avait trouvé un rival à Adam ! Qui eut pu deviner que les deux meilleurs falaisistes du monde, au sommet de leur art, se laisseraient détourner par un mur de vitesse ? Probablement personne… C’était sans compter sur l’officialisation de l’entrée de l’escalade aux Jeux Olympiques de Tokyo en 2020. Grande nouvelle ! Malheureusement, le CIO, intraitable, n’accorde pas plus de deux médailles à l’escalade, une pour les hommes et une pour les femmes. On s’intéresse alors à un nouveau format de compétitions n’ayant pas d ’a u t re obj ect i f q u e d e r épondre a u x a ttentes olympiques : le combiné. Tous les grimpeurs participent aux trois épreuves - bloc, difficulté et vitesse – et, pour chaque athlète, on multiplie les trois classements obtenus ; le plus petit total sort vainqueur.
Et voici tous les champions de notre sport galopant comme un seul homme après des rêves de gloire olympique… en galopant sur un mur. Lors de la retransmission de l’évènement en 2020, le grand public sera bien loin de se douter que la majorité des sportifs qu’il observe n’avait jamais pratiqué l’escalade de vitesse deux ans auparavant. Un comble non ?
Pour en venir rapidement à un argumentaire plus intéressant - et pour permettre aux lecteurs pro-JO d’économiser un peu leur salive - je vais donner un petit coup de brosse dans le sens de leur poil. Libre à Alex Megos et à tous les autres de s’investir, ou non, dans le défi olympique, on ne les force pas. D’ailleurs, les règles sont les mêmes pour tous. S’ils veulent devenir champion olympique, les grimpeurs doivent se soumettre humblement aux règles du jeu ; de ce point de vue, ils partent tous sur un pied d’égalité et la compétition a du sens. De plus, le combiné ne représente qu’une étape : on sait déjà qu’il y aura, et cela permettra de séparer le combo bloc/difficulté de la vitesse, deux médailles de plus pour l’escalade aux jeux de Paris en 2024. Le format qui a tant fait débat, d’ailleurs, a été adopté par les athlètes comme par les spectateurs beaucoup plus rapidement qu’on aurait pu le croire. Certains en viendraient même à regretter qu’il soit laissé pour compte une fois les JO de Tokyo disputés ! Cela fait partie de leur histoire, les sports de compétition évoluent, l’escalade aussi.
Tout cela est vrai. C’est la raison pour laquelle, sans émettre le moindre jugement, je m’étais jusqu’alors contenté d’exposer une suite de faits (si vous en doutez, je vous invite à relire les premiers paragraphes pour vous en assurer). En effet, si je regrette le détournement des meilleurs grimpeurs par les JO, si je déprécie la compétition à cause de l’absurdité du combiné, j’ai aussi conscience que ce ne sont là que jugements de valeur et considérations subjectives.
Refermons maintenant la parenthèse complaisante avec l’escalade olympique. Cet épisode n’avait d’autre but que de lui faire baisser sa garde, de me découvrir son flan afin que je puisse lui infliger une sanglante estocade. Dans tous les sports, même les grands, les
règles évoluent ; on interdit tel type de placage au rugby, on introduit l’arbitrage vidéo au football, on interdit les combinaisons miracles en natation, on est éliminé dès le premier faux départ en athlétisme etc. Mais à chaque fois, en plus d’être minimes, les changements font suite à un débat sportif. En ignorant au contraire cette logique, l’émergence du combiné en escalade piétine son histoire, elle piétine un système de compétitions mûri et abouti. Pire, elle bafoue l’excellence d’athlètes professionnels en les obligeant à débuter une nouvelle activité. Sportivement, le combiné n’a aucun sens. Il n’est là que pour les JO.
Le voici, le problème. Est-il respectable de se transformer artificiellement par pur intérêt ? Personnellement, je ne le pense pas : l’escalade vend son âme et perd son honneur par soif d’olympisme, un peu comme un homme politique modèlerait ses opinions, sans l’ombre d’une conviction, dans la seule optique de gagner une élection. Pratique courante, certes, mais misérable.
Encore une fois, certains arguments adverses paraissent audibles : le format combiné n’est pas idéal, certes, mais le jeu en vaut la chandelle. Les choses pourront évoluer et les trois disciplines retrouveront peut-être leur indépendance lors des jeux futurs. L’activité pourra se développer et lutter contre sa sous-médiatisation. Pour reprendre les paroles d’Adam Ondra en personne, « l’escalade est un sport magnifique et les avantages d’être olympique en dépassent largement les inconvénients. » En un mot, l’olympisme fera grandir notre sport. Nous y sommes. L’ennemi vient de se précipiter dans le filet diabolique tissé pour le piéger. Il est temps de jouer cartes sur table et de lui porter le coup fatal.
…Pour les besoins de la mascarade olympique
Grandie, l’escalade ? Des pauvres gens chassés des quartiers historiques pour construire les infrastructures olympiques, le règne de la corruption, la part belle faite aux dictatures, l’immensité de la pollution causée, entre autres, par la migration éphémère de centaines de milliers de spectateurs… Derrière leur façade sportive, les voici, les véritables jeux olympiques. Est-ce en cherchant à tout prix sa place dans ce sombre tableau que l’escalade se magnifie ? Résister aux sirènes olympiques eut pu être une fierté, y céder est une honte.
Vous pensez peut-être que ces critiques ne sont que foutaises complotistes ? Un des journalistes les plus respectés du monde ne l’entend pas de cette oreille. Chroniqueur pour The Guardian, Georges Monbiot a recours à une méthode intéressante : il choisit un sujet de société, enquête, lit des centaines de pages de bibliographie puis rédige un papier dans lequel il n’hésite pas à s’engager profondément sur chaque sujet. Cette approche caractéristique lui a valu une reconnaissance planétaire dans le milieu du journalisme. Or, à deux reprises au moins, Georges Monbiot s’est penché sur la question des Jeux Olympiques : dans un article de 2012 intitulé « London is getting into the olympic spirit – by kikking out the gipsies » (« Londres se met à la page olympique – en expulsant les gitans ») et dans un autre texte tourné vers les enjeux écologiques : « How Sport is killing the planet » (« Comment le sport est en train de tuer la planète »). Sans rentrer dans le détail, il y explique à quel point les JO, derrière leur surpuissante carapace médiatique, ont en fait des conséquences désastreuses sur les plans environnemental et social. Il y souligne les expulsions et déplacements de population systématiques visant à faire de la place pour les infrastructures olympiques ; il déplore que la principale conséquence économique des JO soit un transfert de richesse des plus pauvres vers les plus riches. En outre, le transport par voie aérienne de centaines de milliers de spectateurs lors de chaque rendez-vous olympique, avec toutes les émissions de CO2 qui vont avec, ne peut manquer de dénoter avec les enjeux environnementaux du XXIe siècle, sans parler des dommages locaux causés par la destruction d’espaces naturels dans le seul but d’accueillir l’évènement.
Avant d’oublier que vous tenez dans les mains un magazine de grimpe et non un canard altermondialiste, je vous propose d’en revenir à notre activité favorite, mais pas sans vous avoir donné quelques titres supplémentaires qui corroborent mon propos : « L’homme fort des JO de Tokyo en 2020 mis en examen pour corruption active » (Le Monde), « Il faut repenser un modèle olympique menacé par l’affairisme et les mafias » (Le Monde), « L’environnement, éternelle victime collatérale des jeux olympiques » (Libération)… Sans nier la visibilité que les JO peuvent apporter aux sports mineurs comme l’escalade, autant de références et d’arguments me paraissent suffisants pour qualifier l’olympisme de mascarade. Croyez-vous vraiment que quelques minutes de retransmission à la télé puissent justifier de vouloir à tout prix participer à cela ?
Alors oui, l’escalade grandira probablement, en taille, en nombre de pratiquants et en popularité. Mais cela ne l’empêchera pas de se poser en sport minable. Minable pour son format combiné si artificiel. Minable pour ne pas rester fidèle à ce qu’elle est. Minable, enfin, pour n’avoir pas compris que la voie de la Grandeur passait justement par la résistance à la mascarade olympique. Je voudrais conclure en n’occultant pas les athlètes qui se sont lancés dans la course aux JO. Je les respecte. Tous sans exception. Quand on a tout sacrifié pour le sport de compétition, la logique impose de redoubler d’efforts pour l’évènement roi. Plus encore, pour se faire mal à l’entraînement, jour après jour, mois après mois en espérant répondre présent lors d’un rendezvous unique, il faut du courage, il en faut même une bonne dose. Pourtant, dans ce pamphlet, c’est un autre courage que j’aurais aimé célébrer : celui de la rébellion.