MOTÖRHEAD
Dès 1970, nous découvrions le granit de la Suisse centrale en parcourant des classiques sans vraiment réaliser l’importance de cette vaste région ni sa grande diversité et encore moins ses possibilités. À l’époque, nous n’étions attirés que par Chamonix.
Hard rock
Des noms aux origines les plus diverses sont apparus avec la multiplication des voies. C’est même devenu un sujet culturel. Et qui dit culture dit musique, donc hard rock ! Pour nous, cette fabuleuse période a démarré en écoutant des chansons des Beatles, comme Revolution, Back in
USSR ou encore Helter Skelter. On commençait à distinguer le vrombissement modeste d’un réacteur d’avion annonciateur d’une musique novatrice. En se limitant à quelques accords basiques, le son épuré a gagné en puissance avec des groupes comme The Who, Grand Funk, Led Zeppelin, Deep Purple, Uriah Heep, Judas Priest, Black Sabbath,
AC/DC et bien d’autres (1). Puis, l’efficacité de la mélodie s’est encore améliorée avec l’exceptionnel trio anglais Motörhead (2) emmené par Ian Fraser Kilmister, dit Lemmy (3), leadeur, chanteur, bassiste et fondateur du groupe en 1975. L’homme aux multiples talents, avec sa voix gutturale comme nulle autre, son physique imposant et
son attitude rock’n’roll, est immédiatement devenu LA figure du heavy metal, le king. Il deviendra une légende, un saint et même Dieu ! En écoutant Motörhead, c’est la révélation de la puissance de la note « juste » au rythme « parfait ». Puis, mieux encore, lors de concerts du groupe, d’abord dans de petites salles avec peu de monde, nous y découvrons une ambiance d’une intensité absolument incroyable. Dès lors, cette musique – le hard rock – va nous accompagner sans cesse pour le plaisir et aussi comme un booster d’énergie et d’inspiration en symbiose parfaite avec « the hard rock », le rocher solide.
Henry Barber
Des premiers ascensionnistes très actifs comme Franz Anderrüthi, Kurt Gruter, Hans-Peter Trachsel, Sepp Inwyler et, surtout, Max Niedermann ont fortement marqué le développement de l’alpinisme en Suisse centrale en ouvrant de grands itinéraires. En 1978, le passage en Suisse de l’Américain Henry Barber, l’un des premiers promoteurs du libre à parcourir la planète, va susciter ou renforcer l’intérêt de l’escalade comme but en soi, en particulier auprès de Hans Howald, Jürg von Känel, Martin Stettler, Kaspar Ochsner, Martin Scheel, pour ne citer qu’eux. À la fin des années 1970, de grandes dalles de granit presque sans défaut, comme à la Handegg en Suisse, au val d’Orco et au val di Melo en Italie, deviennent à la mode. Elles présentent des voies d’adhérence, parfois monotones et aux glissades désespérantes, qui mettent en évidence ce nouveau type d’escalade : rester sur du bon rocher sans atteindre un sommet mais le haut d’une voie.
Eldorado
En 1980, nos parents découvrent un immense dôme rocheux, d’exposition sud, lors d’une balade depuis le col du Grimsel au bivouac de l’Aar, au coeur des Alpes. Au début juillet 1981, quelques jours après la sortie du disque live du siècle, No sleep ‘til Hammersmith, de Motörhead, classé d’emblée numéro un en Grande-Bretagne, nous réalisons la voie éponyme qui lui est dédiée sur le dôme que nous baptisons Eldorado. C’est enfin la symbiose des deux arts : l’envol harmonieux de notes et de mouvements parfaits. Motörhead est une voie unique, logique, superbe. Elle deviendra, comme la musique rock, une escalade de légende. Cette première ascension a été faite dans la journée, en enfonçant onze pitons, sans spit, en libre avec des coinceurs (4). Par contre, va exiger la pose de cinquante spits et impliquer cinq jours d’errance à traquer de providentielles réglettes et autres minuscules déformations, sur d’immenses dalles d’allure impossible. Lors de longues journées successives à grimper en plein soleil, sans manger ni boire, fatigués au retour, nous nous contentons d’avaler en vitesse un souper minimal, sans vraiment nous rendre compte que nos forces baissent rapidement. Entêtés, nous mettrons du temps avant de
comprendre cette situation et de prendre la décision d’emporter un peu à boire et à manger. Et surtout, nous réalisons de plus en plus combien il est important et même précieux pour nous de découvrir sans cesse de nouveaux projets et d’en rêver, puis de les préparer et de les réaliser. Ces moments uniques, exceptionnels nous comblent largement. Tout le reste n’est que secondaire même s’il y a des bonus.
Mammut
Albert Wenk, product-manager de l’entreprise Mammut – fabricant de cordes, entre autres, et principal importateur d’équipement alpin en Suisse – que nous avons rencontré à la Handegg, est enthousiasmé par nos nouveautés au Grimsel. Il décide de nous soutenir pour que nous puissions équiper les belles voies de spits afin d’améliorer leur sécurité, en échange de renseignements et de photos pour illustrer le catalogue Mammut et d’un feuillet spécifique annuel pour les grimpeurs, qui présente nos voies nouvelles (5). C’est ainsi que naîtra une collaboration fructueuse avec l’entreprise, toujours d’actualité en 2020. Dès lors, nous allons contribuer à tester et améliorer sans cesse l’équipement alpin et également les techniques. En attendant, sur les parois, les spits (appelés alors gollots) se plaçaient à la main : la pose d’un seul M10 usait les dents de deux ou trois tampons autoforeurs et nécessitait jusqu’à trente minutes de coups de marteau (6). Dans ces conditions, c’est la pose des coinceurs qui complète la sécurité chaque fois que c’est possible. Les voies d’alors sont très exposées : grimper dix mètres, parfois bien plus, sans assurage en place, est courant dans le 6a voire le 6b. La saison suivante, nous multiplions les voies à l’Eldorado tout en observant, sur les autres itinéraires, des cordées qui se suivent sans cesse. Leur nombre est estimé à mille cinq cent durant la saison de 1982 ! C’est la consécration d’une nouvelle forme d’alpinisme.
Six voies dans la journée au Grimsel
Yves, toujours très à l’aise, parcourt en solo et en une heure d’où l’idée d’un enchaînement en une journée qu’il me propose pour mon anniversaire. Le 15 septembre 1982, nous parcourons au pas de course
et suivis moins rapidement de puis de gravi de plus en plus lentement et où il faut se forcer de plus en plus pour arriver en haut afin de rentrer. En descendant par la sente de l’Eldorado, malgré une immense fatigue, nous avons l’impression de récupérer un peu de force. Yves veut continuer tant que c’est encore possible sur le dôme de l’Oubli où les voies sont plus courtes. Nous nous traînons toujours plus lentement dans et encore plus lamentablement jusqu’en haut de
Je ne sais pas comment mon frère peut encore grimper et moi encore moins comment le suivre, avec des douleurs partout et de plus en plus insupportables. C’est une sorte de reptation verticale agonisante. Après plus de 2000 mètres d’escalade et plus de septante longueurs, la rentrée par le sentier qui longe le lac est un calvaire ; elle nous semble n’être qu’une montée raide et infinie. Suite à un tel excès, comme pour d’autres folies du même genre, il nous a fallu plusieurs jours pour récupérer.
Et les beautés ?
Attardons-nous brièvement sur les beautés naturelles de la région qui méritent quelques lignes. Le Grimsel dévoile une nature éclatante de vie et de couleurs, aussi multiples que subtiles, surtout en automne. Malgré la rudesse des lieux, l’herbe semble fluorescente et le granit offre lui aussi une gamme de couleurs variées. Le vaste décor alpin et sa touche austère complètent l’émerveillement. C’est tellement beau que l’on se sent empreint de respect pour cet ordre naturel et son silence apaisant. Certes, le regard du grimpeur est attiré par la grande dalle monolithique aux longues formes inhabituelles. Le rocher, strié de rigoles ou de bassines successives aux formes si rares, présente des fissures et des dièdres aux lignes presque infinies, tandis qu’entre des piliers au dos arrondi s’étalent les dalles immenses et lisses. C’est l’Eldorado.