PROGRESSION : MUTER EN RÉSI AVEC ANATOLE BOSIO
Récent lauréat de deux 9a+, Anatole Bosio donne ses conseils et astuces pour entraîner la résistance, dans les avant-bras bien sûr mais aussi dans la tête !
Qui ne rêverait pas de vivre un tel scénario?
Après 5 ans de préparation sans relâche, 3 ans de préparation mentale intensive, j’ai réussi à vivre ce scénario de rêve dans Super Crackinette, mon second 9a+, 10 jours après le premier. Quand j’ai enchaîné cette voie, on m’a posé toujours la même question : comment as-tu fait pour obtenir un tel niveau de rési ? Pour moi cette performance résulte surtout d’une aventure mentale. Mais est-ce que résister dans une voie ou au fil des mois dans une préparation intensive n’est pas surtout une question de mental ? Je vais revenir sur cette performance pour m’en servir de support concret et l’analyser afin de te livrer ce que j’ai de plus précieux : ma préparation physique et ma préparation mentale qui m’ont permis de me transcender durant ces quelques minutes d’escalade dans lesquelles la résistance fut le maître mot.
Ma vision de la résistance Résister dans le temps.
Pour moi s’il y a entraînement c’est qu’il y a un rêve. Tout part du rêve, sinon comment résister aux tentations et tenir bon dans le temps ? Quand je n’ai pas la motivation après une journée de travail, qu’est-ce qui va me motiver à exécuter 4 séries de 12 fois 10 tractions sinon l’idée que cet effort me rapprochera de mon rêve ? Ce rêve chez moi se caractérise par la soif de surpassement. Depuis l’enfance, avant même de commencer l’escalade, j’ai le souvenir d’avoir ce fantasme du superhéros, ce que Nietzsche qualifie de « surhomme » : tendre vers une meilleure version de soi-même. Alors dans ce rêve, même s’il s’est traduit par une volonté de réaliser des exploits sportifs, ce que je cherche dans le fond, c’est la transcendance. Il m’a fallu des années pour arriver à formuler la réponse à « pourquoi je grimpe ? ». Si j’avais un conseil à te donner, ce serait de trouver ta réponse à cette question, car quand tu es engagé envers toi-même sur le chemin du dépassement, il te faudra résister à l’envie d’abandonner dans les moments de doute.
Résister dans son escalade.
Quand tu es confronté à une section d’escalade à haute intensité et qui dure plus de 10 secondes, tes muscles sollicitent la filière anaérobie lactique (dite filière rési). Entraîner ses muscles à tenir bon dans ces conditions est très utile dans toutes les sortes de voies et même dans les blocs, puisqu’un bloc dure souvent plus de 10 secondes ! Mais résister dans son escalade est plus complexe. Si tu serres trop les prises, ou que tu ne te places pas de façon à économiser tes muscles du haut du corps, tu diminues ta capacité à tenir dans le temps. Résister c’est donc davantage la capacité à grimper « juste », c’est-à-dire de fournir une fluidité, une concentration, un dynamisme, suffisants pour réussir les mouvements tout en recherchant une économie d’énergie optimale, malgré l’accumulation de la fatigue nerveuse et physique. D’un côté le « grimper juste » se travaille en amont par le travail de la technique : s’appliquer à être précis en fin de voie constitue par exemple un très bon exercice. D’un autre côté par le travail mental : se laisser grimper pour ressentir son corps et ressentir la voie à l’instant T, et ça aussi ça se prépare !
Ma préparation Physique en résistance
Étant engagé sur le circuit des compétitions nationales et internationales depuis plusieurs années, mon planning est structuré par un schéma annuel plutôt classique : Préparation physique générale ; préparation orientée ; préparation spécifique.
Ma préparation physique générale est exclusivement basée sur des exercices de musculation en poids de corps. Chaque séance mixe 12 exercices répartissant les 4 grandes catégories : tirer (tractions en tout genre)/ pousser (pompes en tout genre)/gainage (dos, abdos)/ jambes. Les exercices s’enchaînent par paquet de 10 à 12 répétitions à 70 % de ma force maximale, sans repos. Ils constituent une série. Pour connaître des progrès significatifs et préparer son corps à encaisser la préparation orientée et spécifique il faut faire 3 à 4 séries espacées de 5 à 10 minutes chacune. L’idée, c’est d’être capable de faire les deux premières séries parfaitement et de ne connaître une diminution de ses capacités que lors des séries 3 et 4. Le volume étant compatible avec le travail de la force, je fais à cette période, qui dure 3 mois (3 cycles de 3 semaines avec une semaine de repos), de la force en bloc à raison de 2 fois par semaine. Cette partie d’escalade est essentielle notamment pour travailler sa technique. Le troisième mois, l’intensité des exercices augmente (80/85 %
de ma force maximale) et le repos également : 30 secondes à 1 minute. Au lieu de mixer les catégories précédemment indiquées, les séances sont axées sur une seule catégorie à la fois (ex : une séance « pousser »). C’est un travail de la filière rési que j’opère sur chaque partie du corps. C’est peut-être ce qui m’a fait passer un cap en rési l’an dernier, l’objectif étant de muter en rési, mais pas que dans les avant-bras. Ma préparation physique orientée dure deux mois, elle introduit l’endurance de force : la capacité à produire un niveau de force très élevée malgré la fatigue accumulée est essentielle pour passer les crux. Je la travaille dans des blocs de niveau maximum : 6 blocs à faire avec un repos incomplet (2 minutes) constitue une série. Les 4 séries sont espacées de 5 à 10 minutes. Au fil du
temps je réduis le temps de repos à 1 minute, puis 30 secondes, puis 15 secondes ce qui a pour effet de tendre progressivement vers de la rési courte à très haute intensité. Le travail en musculation poids de corps continue mais le nombre de séances passe de trois à une par semaine. Le travail en résistance bras et avantbras s’effectue sur poutre et pan Güllich exclusivement. Voici les deux exercices que j’ai inventés pour le meilleur et pour le pire (car très difficiles mentalement) :
Le Highway to hell: mélange des filières : 20 mouvements durs sur le Güllich (85 % de ma force
max.) + mauvais repos d’une minute + 6 mouvements extrêmes force max (95 % de ma force max.) + repos sur prise moyenne 2 minutes à deux fois d’affilée sans repos. Répéter la série 3 fois avec 5 minutes de repos entre les séries.
L’idée, c’est que dans une voie en falaise il va falloir résister dans une section intense parfois après un repos où le muscle sera entré en conti (filière aérobie), avec des crux avant ou après, d’où l’intérêt de mélanger les filières sans attendre l’entraînement spécifique.
Le Hell’s Bell’s : à faire avec une application de « timer » pour programmer la cloche : 25 suspensions
à 80 % de ma force maximale de 12 secondes chacune et 6 secondes de repos à répéter 4 fois espacé de 10 minutes de repos. Les suspensions se font dans l’ordre suivant : bras tendus, bras à 120°, 90°, 45°, 0°. Indication : tu dois commencer à tomber vers la 20e suspension à la première série, pas avant.
Mise en garde : ces exercices sont traumatisants : un bon échauffement, une bonne hydratation et être à l’écoute de soi sont primordiaux pour éviter les blessures. Personnellement je n’hésite pas à arrêter un entraînement dès la moindre douleur suspecte, mieux vaut manquer une séance que de se blesser ! Ma préparation spécifique dure 2 mois et introduit de la résistance en escalade en fractionné et des essais dans des voies difficiles (3 runs dans un projet par exemple). Voilà un exercice connu que j’ai fait évoluer
pour aller encore plus loin en rési avant-bras par le travail en fractionné :
Le Shot down in flames: une doublette (enchaîner deux voies courtes et homogènes dans un niveau n-5 (pour moi n-5 = 8b avec n = 9a+) sans repos suivi de 3 suspensions max jusqu’à la chute sans jamais baisser les bras (littéralement : les mains restent en l’air !), immédiatement après être descendu de la deuxième voie, par exemple sur une poutre portative accrochée au premier point de la voie d’à côté (suspensions de 10 secondes environ). Exercice à répéter 3 fois espacé de 15 minutes de repos. Astuce : au moment où tu vas lâcher la poutre serre-la le plus possible, tu vas gagner quelques secondes. Je différencie l’entraînement spécifique de la phase spécifique : la phase spécifique c’est celle où tu mets des essais dans ton projet dans le but de l’enchaîner. Quand j’essayais Aubade Direct, pour être à mon maximum à chaque séance, je faisais deux séances par semaine dans la voie avec trois essais. Les cinq autres jours je me reposais et je visualisais la voie ! C’est comme ça que j’ai pu être disponible physiquement et mentalement à chaque fois pour vivre l’instant présent et ajuster des micro-réglages d’une séance sur l’autre.
Ma préparation mentale en résistance
Je me rappellerai toujours ma première séance de préparation mentale. Christophe m’a simplement posé la question : « pourquoi tu grimpes ? » Et je n’ai su que répondre… J’ai d’abord eu peur qu’apporter la réponse à cette question puisse me faire arrêter l’escalade. Et si je faisais ça, depuis tant d’années, pour de mauvaises raisons ? Si je me rendais compte que ce rêve de dépassement n’était en fait qu’illusion, que le fruit de mon ego ? Christophe m’a simplement répondu, « et au pire t’arrête l’escalade, c’est pas grave ! ». Je ne l’en remercierai jamais assez pour sa réponse d’apparence simple et pourtant tellement chargée de philosophie. Après avoir approfondi la question, il est apparu qu’en creusant au-delà des aspects les plus inavoués (besoin de reconnaissance sociale
notamment) et une fois assumés, ce qu’il y avait derrière était bien plus beau, bien plus pur, et cette quête de vérité n’a fait qu’accroître mon désir déjà brûlant d’accomplissement au travers de la performance en escalade. Comme je le disais plus haut, résister dans une voie ne peut se résumer aux dimensions physiques et techniques. Être capable de résister dans une voie, c’est pour moi l’expression d’un mode de vie. Comment serai-je présent à l’instant décisif, dans une section difficile en fin de voie, si dans ma vie je me laisse aller à toutes les tentations ? Comme saurai-je lâcher prise pour oser prendre des risques dans un crux aléatoire en fin de voie, si je n’ai pas mis dans ma vie un minimum de philosophie, et que je ne mesure pas que ce qui se joue à ce moment-là ce n’est pas ce que je suis (bon ou mauvais) mais ce que je fais ? Et qu’échec s’il y en a, ce serait de ne pas avoir osé, et non d’être tombé. Une grande part de mon entraînement mental a été construite à partir d’un diagnostic : « comment ça se passe quand ça marche ? ». J’ai énuméré des moments où dans ma carrière sportive les choses avaient marché pour moi, une voie en compétition, une réalisation en falaise. Le but ? Devenir capable de provoquer les conditions nécessaires pour entrer dans mon état mental de performance. Partir des capacités que j’avais déjà, mais pour pouvoir le provoquer sur commande, quelles que soient les perturbations extérieures. C’est en entrant dans mon état mental de performance que j’ai pu vivre, que ce soit dans Aubade Direct ou Super Crackinette des essais très efficaces, presque toujours centré sur l’instant présent. Alors quand il s’est agi de résister dans la terrible dalle finale d’Aubade Direct où chaque mouvement n’a été qu’une fuite en avant, j’ai pu m’appuyer sur trois années de travail sur le chemin de la maîtrise de moi. Dans Super Crackinette j’ai pu ne faire qu’un avec la voie, mon corps en harmonie parfaite avec mon esprit pour connaître la transcendance le temps d’un instant. Il serait dérisoire de présenter ici des exercices concrets à appliquer en préparation mentale, car pour ce qui concerne les choses de l’esprit, aucun raccourci n’est possible. Il faut s’armer de patience, travailler avec des gens de confiance et faire preuve d’une honnêteté infaillible envers et pour soi-même. J’aime plutôt penser que mon récit saura t’inspirer pour trouver ta voie, pourvu qu’elle soit pure.