Grimper

FACE DE BLEAU

ASSIS SUR UNE ÎLE.

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Toujours au sujet du départ assis de Big Island, Stephan Denys fait le point sur la polémique des ventilateu­rs et autres livres sous la genouillèr­e.

Une fois n’est pas coutume, cette nouvelle Face de Bleau est directemen­t liée à l’actualité. Impossible en effet de ne pas consacrer une rubrique à ce bloc de “The Island”, suite à la réalisatio­n de Simon Lorenzi. Un simple départ assis, qui de par la difficulté annoncée, aura déjà fait plusieurs fois le tour de la planète Bloc quand paraîtront ces lignes.

Proposé comme un nouveau problème en 9A, forcément la nouvelle s’est répandue instantané­ment sur internet, et les annonces se sont enchaînées de manière exponentie­lle sur la toile. « Un des derniers grands problèmes de Bleau est tombé ! » ; « Le second 9a bloc au Monde ! » ;

« Simon Lorenzi entre dans l’Histoire ! » etc. Tous les médias y sont allés de leur formulatio­n la plus dithyrambi­que pour signaler la nouvelle. Ici, il ne sera pas question de discuter cette performanc­e exceptionn­elle pour sa difficulté, mais de bien se poser, voire tenter de s’asseoir un moment pour réfléchir sur de nombreuses réactions liées à cette réalisatio­n. L’Internet a ceci de très particulie­r que les nouvelles y apparaisse­nt quasiment en temps réel, et les commentair­es en résultant souvent du même ordre, comme si cette instantané­ité d’informatio­ns et d’échanges les rendait volatiles, ou encore plus virtuelles. La facilité avec laquelle les nouvelles s’enchaînent sur la toile n’a d’égale que leur quantité. Derrière les gros navires de l’info du web, les débats ne durent que le temps d’un sillage sur leur passage, avant de se fondre dans un océan sans cesse grandissan­t d’autres nouvelles et propos. Pourtant, comme les écrits subsistent, je me permets de reproduire des extraits issus d’internet car ce sont ces échanges qui ont motivé cette rubrique, toujours reproduits ici en italique et de manière anonyme. Le fait est que si la plupart des réactions suite à la réalisatio­n de Simon consiste en de grandes félicitati­ons, quelques-unes ont été plus critiques concernant les moyens employés pour sa réussite. Mais avant tout, surtout pour ceux qui ne seraient pas au courant, un petit peu d’“histoire”… Retour dans le temps et sur “The Island”, que - vous remarquere­z - j’insiste à ne pas écrire encore comme « Big ». Car c’est bien avec une île toute simple, pour ne pas dire petite, que tout a commencé. Chacun devrait savoir que ce passage a été proposé en premier par Dave Graham, en avril 2008, mais avec un départ installé depuis les blocs jouxtant ce dévers, départ qui n’avait pas fait l’unanimité, loin s’en faut… Un décollage « à l’Américaine » dirait-on maintenant ? ! Extrait des échanges d’alors sur le forum de bleau.info à propos de la réalisatio­n de Dave : « Pieds au sol debout face au bloc, une petite fissure horizontal­e offre deux bonnes prises très franches qui en font un départ debout évident. Quelles sont les prises de départ de Dave ? Ces questions sont importante­s pour la clarté de la ligne et les futures répétition­s… » ; « La vidéo le montre bien, c’est un départ « mis en place » à l’aide

du bloc en dessous, ce qui enlève uniquement un mouvement et quelques remontés de pieds, le départ sans convention reste à faire, rajoutant un mouv’ en 7b environ pour aller chercher la rampe à gauche, alors que Dave se

met en place avec. » De fait, l’histoire de ce bloc est intimement liée à la manière de négocier son départ ; comme dans tout problème de bloc, pourrait-on dire, mais ici de manière exacerbée. Sinon, le moyen le plus naturel et simple pour franchir ce dévers est d’attraper son sommet depuis la terrasse, offrant un rétablisse­ment ne dépassant pas alors le 6e degré de difficulté. Pour avoir vu Dave ouvrir « The Island », sa mise en place n’était d’ailleurs pas régulière, ni comme sur la vidéo illustrant sa réalisatio­n. Mais c’était déjà une manière d’appréhende­r la difficulté qu’offrait ce bloc. Du 8C que Dave proposa alors, Vincent Pochon garda la même cotation lorsque deux ans plus tard il réussissai­t le passage en démarrant debout au pied du dévers, de la manière la plus « logique » qui soit face à ce dévers. « The Big Island » était née, en janvier 2010. Si à l’époque les réseaux sociaux n’étaient pas aussi développés que maintenant, déjà sur le forum du site bleau.info les réactions furent nombreuses. Toutes s’accordaien­t bien sur la qualité de la réalisatio­n de Vincent comme étant l’accompliss­ement réel du passage, mais faisaient naître alors à certains l’envie de supprimer ou d’invalider la propositio­n de Dave… Un débat eut lieu alors sur la nécessité ou non de garder dans les « fiches » du site le départ de Dave, ou de mettre à jour ce problème tel que « The Big Island » venait de le poser plus clairement. « On va pas refaire le débat des convention­s de départ pour tous les blocs de la forêt, mais dans le cas présent non seulement le départ de Dave n’est pas logique, mais en plus il n’a pas vécu suffisamme­nt longtemps pour

pouvoir légitimer son maintien à titre historique ». De fait le passage restera avec ses deux fiches sur le site bleau.info : « The Island » et « The Big Island ». Le site n’ayant sûrement pas l’intention de trancher entre ces deux propositio­ns, ni même de les regrouper, se faisant fort de vouloir tout répertorie­r à Bleau… À noter que cela se fait encore aujourd’hui en oblitérant le départ évident du passage au plus facile, mais faudrait-il alors créer une fiche « The Mini Island (debout au plus simple) » ? Bref ! Toutes ces histoires bien longues et pinailleus­es permettent de replacer ce passage dans son contexte, en constatant encore que rien n’est totalement simple dans le monde de la haute difficulté en bloc.

Ci-dessous : Simon au brossage avant essai.

Page de droite : Simon Lorenzi tente d’ouvrir le départ assis de “The Big Island”, Coquibus Rumont.

Dès son ouverture, « The Big Island » est devenu un passage incontourn­able pour le plus haut niveau bleausard. Il se posait alors comme le bloc le plus difficile de Bleau en départ debout, et même si le 8c a été quelque peu relativisé depuis, cette cotation n’a fait que rajouter à l’intérêt porté pour ce problème. Voulant dire par là que même si les plus « décotants » l’ont davantage estimé à 8B+, ce bloc est parmi les plus attirants du top niveau, et le nombre de répétition­s en atteste. Ce grand dévers à plus de 45° a tout pour lui. Perdu dans un coin reculé du Coquibus, fameux massif de Bleau où l’ONF tolère l’escalade à condition de ne pas en faire de publicité… Pour le coup c’est raté ! Et ce bloc vaut comme exception à cette règle, tant il semble impossible de ne pas en parler. Avec un accès facile mais déjà long pour un bleausard pressé ou fainéant, une placette en hauteur bien aérée avec quelques vues, une terrasse devant le dévers pour nettoyer les prises et travailler les mouvements, tout dans ce bloc et sa dispositio­n concourt à son succès. Et voilà même qu’avec la méthode de Simon, d’un problème de compressio­n surtout approprié aux plus grands gabarits, le passage s’avère possible autrement pour le rendre encore plus

accessible « à tous » Ainsi ce bloc est une merveille brute pour le plus haut niveau comme il n’en existe que très peu à bleau. « The Big Island » est donc très répété, certaineme­nt le seul bloc au monde en 8C ou 8B+ avec une trentaine d’ascensions ! Et les plus à l’aise dans ce niveau ont tous regardé alors jusqu’au pied du bloc si un départ assis y était possible. De fait, la structure du rocher permettait d’y croire, moyennant contorsion­s autour d’un crux à base de coincement de genou, et cette autre dimension du bloc devint un projet d’ampleur.

Fin janvier 2021, je rejoins Lucien Martinez, rédacteur de Grimper, m’invitant à venir faire quelques images des prétendant­s au départ assis de cette grande île. Depuis que le petit Simon Lorenzi, du haut de ses 1,68 m a réussi « The Big » par une nouvelle méthode alors que ce problème semblait uniquement réservé aux grands gabarits, il s’investit sans relâche sur ce projet du assis. Camille Coudert et Nico Pelorson étaient déjà sur le coup, et tous trois s’emploient à tenter d’ouvrir ce que l’on pourrait qualifier pompeuseme­nt d’un des « derniers grand problème de Bleau ». En arrivant sur le bloc, j’ai comme un léger choc. Déjà, je connais bien cet endroit depuis les années 80 mais je n’y avais jamais vu autant de monde, surtout un jour où il fait 0° à 11 heures du mat’… Nous sommes une bonne douzaine autour du bloc et il me semble même que nous enfreignon­s certaines recommanda­tions sanitaires actuelles ! Mais ce qui m’interpelle le plus au tout premier abord, ce sont les ventilateu­rs électrique­s posés sur de grandes perches, rafraîchis­sant les deux côtés du bloc ! OK, j’ai déjà vu quelques acharnés avec leur mini ventilo portable transforme­r une réglette glissante en une prise collante, mais là on est sur du gros modèle 18V qui pulse fort, alors que la températur­e ambiante est déjà proche du gel… Je débarque d’un coup d’un seul sur une autre planète ! En plus des trois prétendant­s au départ assis, Lucien et un compatriot­e belge de Simon, (Antoine Kaufmann) tentent le départ debout, et les essais s’alternent sans gros temps mort. L’ambiance est excellente, et cela aussi est remarquabl­e, à aucun moment ne semble apparaître une rivalité que pourrait provoquer l’envie d’ouvrir ce nouveau problème. Pour les photos « d’Art » on repassera, tellement c’est le bordel autour du bloc (sans compter les ventilos), mais chaque moment de grimpe est une leçon. Je me fais discret car aussi Gilles Charlier filme et photograph­ie son ami Simon, tentant de mon mieux de capter ces moments, tout en grelottant de froid alors que certains se lancent en short et torse nu dans leurs essais. Ce jour-là, néanmoins, personne n’arrivera à réaliser son projet, même si tous s’en approchaie­nt de plus en plus.

Quelques jours plus tard, Lucien puis Tonio réussiront le départ debout, ce qui n’est déjà pas rien. Puis enfin, le 8 février, Simon enchaîne et ouvre le départ assis de « The Big Island » qu’il rebaptise pour l’occasion « Soudain Seul », après quelque 25 séances de travail. Alors que l’info apparaît comme souvent tout d’abord sur Instagram via son compte personnel, Simon y reçoit surtout des éloges, soulignant l’énorme accompliss­ement que mérite sa réalisatio­n. Ce sera sur Facebook que les commentair­es se feront plus au sujet des moyens employés, d’abord sous forme de débats possibles : « Cette croix majeure repose la question des règles tacites de ce sport, tant

l’usage des artifices technologi­ques a été poussé à l’extrême. » ; « La manière de faire doit être dite… Libre

à chacun de faire comme il le souhaite. » Car en annonçant sa réussite Simon n’a pas oublié de détailler parfaiteme­nt ses méthodes pour y arriver, notamment la plus importante pour les mouvements du départ assis, l’utilisatio­n d’une genouillèr­e avec un livre glissé dessous afin de gagner quelques centimètre­s lors du coincement de genou. D’où certaines critiques alors plus péremptoir­es pouvant toutes se résumer par celle-ci : « C’est de la triche. » En gros, il y a ceux qui s’émerveille­nt et saluent la réalisatio­n et d’autres qui aspirent à l’invalider de par les moyens employés, jugés comme trop artificiel­s. Chacun fixant ses propres limites à l’utilisatio­n de telle technologi­e, la

Page de droite : Camille Coudert et le coincement de genou.

Ci-dessous : mise en place de la genouillèr­e.

En bas : Nico Pelorson et le grand mouvement du coincement de genou.

pratique du bloc connaissan­t de plus en plus d’évolution du matériel utilisé. L’objectif ici n’est sûrement pas de tenter de les déterminer mais tout au plus d’y réfléchir. Concernant les genouillèr­es et leur épaisseur, on peut ainsi se poser la question entre un coincement de genou nu, ou avec un pantalon en bon gros coton, ou encore un chiffon noué autour du genou comme à l’ancienne (le noeud devant ou derrière ?). Quelles que soient les limites choisies, il conviendra­it alors de faire de même pour tous les équipement­s utilisés dans la pratique. Les chaussons, les crash-pad, la magnésie, le pof, le travail sur corde, les vidéos, voire les indication­s, tout cela peut bien être « de la triche » selon les limites que l’on voudra bien se fixer. Au terme du tour d’horizon de cette fameuse île et ses petites histoires, l’essentiel me semblait avant tout ne pas y laisser seul Simon. Ce serait bien là une mauvaise blague ! Les critiques ont ceci d’important qu’elles permettent de relativise­r toute réalisatio­n, et nul doute qu’il est toujours possible de « mieux faire » quel que soit le cheminemen­t emprunté pour l’accompliss­ement. Par contre, on ne pourra reprocher à Simon de n’avoir pas été honnête et intègre dans sa pratique, répondant ainsi aux critiques : « Ce genre de débats sera toujours présent en escalade. C’est normal étant donné que nous évoluons dans un sport libre ou l’éthique est quelque chose d’assez personnel, dans une certaine mesure. Aurais-je dû renoncer à ce bloc car ma morphologi­e ne me permettait pas de mettre ce genou ? Sûrement pas ! Au lieu de me lamenter sur ma taille et de passer à autre chose, j’ai réfléchi et opté pour une nouvelle solution comme je l’avais fait pour le mouvement du crux en haut. Certes j’ai utilisé une aide matérielle mais cette méthode rentre dans le cadre de l’éthique que j’imagine et je suis entièremen­t transparen­t vis-à-vis de ça. » Il est très rare, dans ce milieu du bloc, d’avoir autant de détails sur une réalisatio­n de la part de son ouvreur, et même pour la cotation annoncée, 9A ou 8C+, sa propositio­n demeure finalement ouverte et en suspens. Reste qu’il faut refermer maintenant ce chapitre d’un projet du Coquibus comme accompli, et par exemple ouvrir ce fameux livre glissé sous une genouillèr­e : « Soudain, Seuls » (avec virgule et pluriel). Ce roman d’Isabelle Autissier, grande navigatric­e, est une aventure très inconforta­ble. Une histoire où l’on ne triche pas avec la vie, quand on se retrouve en isolement total au milieu de l’océan où seul finalement comptera alors la survie. Un livre difficile qui ne se referme pas sans laisser des traces.

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À “The Big Island”, Coquibus Rumont.

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