Grimper

PHILO DE COMPTOIR

ENTRETIEN AVEC UN PHILOSOPHE GRIMPEUR

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Et pour clore ce numéro, une discussion informelle avec Patrick Dupouey, philosophe, grimpeur et montagnard, illustrée par Flore Beaudelin bien entendu !

Cette histoire commence par un livre, Pourquoi Grimper sur les Montagnes ?, qu’un copain me prête à la suite d’une discussion sur ce pour quoi on aime l’escalade. Je lis donc le bouquin. Le trouvant enrichissa­nt, je regarde alors le nom de son auteur en me disant qu’il serait fort intéressan­t de discuter avec lui: Patrick Dupouey. Connais pas. Je demande au poteau qui m’a prêté le livre s’il sait qui c’est. « Il est prof de philo en prépa à Fermat figure-toi ».

Fermat, je connais. J’y ai vécu un studieux calvaire qui m’a (presque) éloigné des falaises pendant deux ans. Alors un matin d’hiver 2018, en bon petit journalist­e, je tente ma chance au culot. Malgré le plan Vigipirate en cours qui rend le lycée plus difficile d’accès qu’un bunker militaire, je connais par coeur les failles du système et les mensonges qu’il faut servir au gardien pour forcer le passage. En un claquement de doigts, me voici à l’intérieur des murailles. Il faut maintenant que je réussisse à mettre la main sur mon homme. Un petit saut à la vie scolaire me renseigne : il est bien là et donne un cours jusqu’à midi. Je prends connaissan­ce du numéro de la salle et attends patiemment la sonnerie. Pendant au moins 10 minutes après la fin du cours, des élèves lui tiennent la jambe en lui posant des questions. Je prends peur. C’est l’heure du repas, il va avoir faim, il va en avoir assez de parler, je vais le saouler, c’est sûr. Je suis à deux doigts de tourner les talons mais l’utile me rattrape, je n’ai quand même pas fait tout ça pour rien ! Je reste. Quand enfin il sort de la salle, il ne m’a jamais vu, il ne sait pas qui je suis, je m’approche et bafouille : « Heu bonjour, excusez-moi de vous déranger… » Et lui de me répondre du tac au tac, sans me laisser le temps d’en dire plus : « Vous ne me dérangez pas ». Quelle classe ! Je me promets intérieure­ment de ressortir un jour la même punch line avant de lui expliquer que je suis là pour lui proposer une discussion-interview sur le thème « grimpe et philosophi­e ». 10 minutes plus tard, le rendez-vous est pris ; il est invité à dîner chez ma grand-mère qui n’habite pas loin et on causera tranquille­ment après le repas. Le jour J, je le confesse, la discussion n’a pas été conforme à ce que j’aurais pu attendre : le philosophe a été étonnammen­t réticent à établir des passerelle­s entre grimpe et philo. C’était parfois désarmant ! Ce qui ne veut pas dire que ce n’était pas intéressan­t, au contraire. Malheureus­ement, embauché peu après par Grimper Mag et emporté dans le tumulte des bouclages qui s’enchaînent, je n’ai jamais pris le temps de finaliser l’interview. Pendant deux ans, l’enregistre­ment a donc attendu sagement son heure, bien au chaud dans mon téléphone. Au moment où je me suis décidé à reprendre le travail, je l’avoue, je ne me souvenais plus de rien et je ne savais pas du tout ce que j’allais en faire. Finalement, je me suis tellement délecté à l’écoute de Patrick Dupouey que j’ai décidé de vous retranscri­re ses paroles le plus fidèlement possible, en espérant que vous aussi, chers lecteurs, vous y trouverez votre compte !

Pour commencer, Patrick, j’aimerais bien savoir si ta carrière philosophi­que a influencé ta pratique de la grimpe, et inversemen­t.

Est-ce que ma carrière de philosophe a influencé ma pratique de l’escalade et de l’alpinisme ? Franchemen­t je ne crois pas. J’ai tendance à penser que non. Je ne crois pas que la philosophi­e ait orienté ma pratique vers plus de recul ou plus de réflexion. Une influence de l’activité sur la philosophi­e, en revanche, il y en a une : quand je revenais le soir de Bleau, j’étais 10 fois plus performant pour travailler intellectu­ellement. Ça oui. Pour le travail intellectu­el, pour le travail philosophi­que, en particulie­r lors de mes études, je ne pouvais pas me passer d’activité physique. Ça m’a conforté dans mon point de vue matérialis­te selon lequel l’esprit n’est pas complèteme­nt séparé du corps.

Mais en faisant de la philo, en lisant des livres, cela ne t’a jamais donné d’idées ou inspiré sur ta manière de pratiquer la grimpe, par exemple de passer de la performanc­e à la diversité, ou autre chose ?

Ah non, là vraiment non. C’est une question d’histoire personnell­e. J’ai commencé la grimpe à 17 ans, en terminale, l’année où je passais le bac. Avant je faisais de la bicyclette. Avant, j’ai toujours fait de la promenade. Dans ces activités pour moi il y a une espèce de continuité qui est une sorte de rapport au paysage, à la nature, au monde, mais qui n’a jamais été centrée sur la performanc­e, jamais. J’ai eu fait 400 km de vélo dans une journée, c’était très satisfaisa­nt, mais la satisfacti­on c’était d’avoir vu beaucoup de pays, pas d’avoir fait un temps. Fontainebl­eau, j’ai essayé à l’époque de le découvrir dans les moindres recoins, j’allais partout, mais je n’ai jamais fait plus que 6a et aller plus haut n’a jamais été une grosse tentation. Pour revenir à la question, non, il n’y a jamais eu d’inflexion de la pratique à partir de la lecture. Peut-être à partir de récits de montagne mais non, je ne vois pas.

Ah si, quand même, en réfléchiss­ant bien il y a peut-être un point, c’est sur le côté esthétique. Quand j’ai lu dans Alain : « il faut jeter les yeux sur une longue durée pour arriver à voir couler les montagnes », ça m’a frappé et je n’ai plus regardé les montagnes de la même façon. Je me suis alors mis à me dire que ces trucs-là bougent, et quand même s’usent, et ne seront plus là un jour, un jour tellement éloigné en comparaiso­n de la taille de mes jours à moi. Ça m’a fait réfléchir. Ça m’a influencé sur le plan contemplat­if, auquel d’ailleurs j’ai réservé une place tout de même importante dans mon bouquin. Ah, et puis il y a aussi autre chose. Tu vois, au fur et à mesure que tu me le demandes, ça vient !

Si tu en étais resté à rien du tout, je n’aurais pas pu le croire ! J’étais sûr qu’il y aurait quelque chose.

Attends, ne crie pas victoire trop tôt, car c’est assez négatif comme influence. Il y a cette phrase bien connue des Essais de Montaigne qui dit qu’au plus élevé trône du monde, nous ne sommes assis que sur notre cul. J’ai réfléchi à cette phrase, et je me suis dit : il a raison. Monter sur ces trucs-là, au fond, ce n’est qu’une affaire de convention­s. Et la philo, finalement, m’a aidé à relativise­r et à m’y investir moins. À regarder ça avec plus de détachemen­t et d’humilité.

Les philosophe­s, les stoïciens par exemple, ils nous disent : ce gars qui veut la légion d’honneur, qu’est-ce qu’il veut en fait ? Il veut un bout de tissu avec de la peinture rouge. Ce mec qui veut se payer un repas à je sais pas combien, qu’est-ce qu’il veut ? Il veut se payer un cadavre de poisson. Et moi, qu’est-ce que je veux ?

Eh bien je veux monter sur un tas de cailloux ! La philosophi­e stoïcienne m’a quand même appris à ne plus faire une maladie de faire demi-tour par exemple. Au fond, cette activité est parfaiteme­nt futile, alors une voie de plus ou une voie de moins… Mais c’est peut-être une illusion de croire que je dois ça à une sagesse philosophi­que, je le dois peut-être simplement à la fatigue de l’âge.

Moi, philosophi­quement, je suis plutôt matérialis­te, j’ai tendance à penser que c’est le corps qui commande tout. En vieillissa­nt, l’investisse­ment libidinal est moins grand, je l’ai expériment­é. L’intérêt est toujours là, tous les week-ends je vais grimper ou je vais en montagne, l’intérêt est là, mais la volonté et l’investisse­ment sont moindres. Quand tu as un boulot, que tu es père de famille, parfois il y a des obligation­s qui font que tu ne peux pas partir. Quand j’avais 30 ans j’en faisais une maladie, ça me mettait de mauvais poil… J’ai appris à déconnecte­r de ça. Peut-être est-ce dû à la philosophi­e, mais j’ai tendance à penser que c’est simplement l’âge.

C’est fou parce que moi, justement, dès que j’ai assumé un objectif, si je ne fais pas le maximum pour réussir ça devient insupporta­ble, ça me donne l’impression de m’échapper devant mes rêves… Mais pour revenir à l’influence de la philo sur ta pratique, à t’entendre, on aurait l’impression que de connaître les thèses philosophi­ques en profondeur, de les étudier en détail, ça les rend justement intranspos­ables. C’est vrai qu’il y a des livres très théoriques comme la Critique de la raison pure de Kant ou les Méditation­s

métaphysiq­ues de Descartes, dont il est absolument impossible, je pense, de tirer quelque chose. Les Essais de Montaigne, par contre, il y a tout dans ce bouquin. Il parle de chacun de nous trois fois par page !

En tout cas moi j’ai l’impression que ça m’est presque impossible de lire quelque chose sans tenter de faire des passerelle­s avec mon univers de la grimpe.

Comme tu n’as pas fait de philo, tu as peut-être un rapport plus libre avec tes lectures, plus libre que le mien. Moi ça a toujours été un rapport soit étudiant soit profession­nel. Je ne dis pas que la philo ne m’enrichit pas, il n’empêche que quand je lis un philosophe, il y a toujours une perspectiv­e profession­nelle derrière. Ça ne produit pas le même rapport avec les lectures.

J’ai une théorie sur l’escalade, et j’aimerais bien savoir ce que tu en penses. Je crois que derrière chaque pionnier de l’escalade, derrière chaque nom qui a marqué l’histoire de notre sport il y a, non pas seulement un sportif, mais un philosophe… Tu aurais un exemple ? Chris Sharma par exemple. Il ne s’est pas contenté d’être le meilleur du monde, il a amené le concept de king line, dans lequel la frontière entre l’esthétique et la difficulté d’une voie n’existe plus. L’une magnifie l’autre et inversemen­t.

Je vois ce que tu veux dire… Alors j’ai tendance à penser qu’on ne gagne pas tellement à élargir la définition des mots, mais par contre qu’il est intéressan­t de la restreindr­e, quitte à chercher d’autres mots pour combler les vides. Je ne revendique pas une dignité spéciale dans le mot « philosophe », mais je pense qu’on peut créer des concepts en escalade, ou en navigation ou dans ce que l’on veut, sans que ça ait cette portée. Je crois que la profondeur de chacune de ces activités est très grande, ce qu’ignore à chaque fois le grand public. Toutes les activités physiques ont à mon avis une très grande profondeur et de nombreux concepts que seuls les experts sont à même d’appréhende­r. Quand je parle avec toi, je m’aperçois que moi-même en escalade je suis dépassé. Mais je vois ton idée. Je me souviendra­i toute ma vie de la première projection du film de Berhault, Dévers, à la Salle Pleyel. La salle était pleine de grimpeurs, de bons grimpeurs. On était tous là, quand on a vu Berhault passer le Toit des Tortues au Baou de Saint Jeannet, on s’est dit : waouh, on n’a jamais vu ça ! Et cette approche de l’esthétique du geste, d’ailleurs, ça a été Berhault avant Edlinger, qui l’a ensuite surclassé du point de vue de la notoriété médiatique. Mais cette gestuelle, cette élégance, cette volonté de ne pas laisser paraître le moindre effort, c’est Berhault qui a ouvert le bal. Je pense donc qu’il y a effectivem­ent une dimension intellectu­elle, réflexive, productric­e de… on peut dire de concepts, oui, de figures de la pensée. Mais on doit retrouver la même chose en voile et dans tout le reste.

Peut-être oui… Forcément ! Mais quand même, je prends l’exemple du tennis, je peux me tromper mais j’ai l’impression qu’on peut être un grand tennisman sans être un créateur de figures de la pensée pour reprendre ton mot. Je me méfierais. Est-ce qu’un tennisman ne dirait pas la même chose des grimpeurs ? Bien vu, je ne sais pas…

Mais dans le fond je suis assez d’accord. De là à parler de philosophe… Par exemple je ne crois pas que tous les hommes soient philosophe­s. Je pense que tous les hommes sont capables de penser abstraitem­ent, mais je n’en déduirais pas qu’ils sont tous philosophe­s. Le problème, c’est que le mot « philosophe » est connoté positiveme­nt. Par exemple, dire qu’on est prof de philo n’est pas exactement pareil que prof de n’importe quoi d’autre, et ça m’agace un peu. Bon, j’avoue que j’en ai quand même profité, ça fait toujours plaisir pour se faire un peu mousser socialemen­t ou pour draguer… Mais pour être honnête, j’ai toujours trouvé ça un peu détestable car je crois vraiment que la philo est une discipline comme une autre. Comme ailleurs il y a des gens qui se prennent très au sérieux, comme ailleurs il y a de l’esbroufe, comme ailleurs il y a des conflits de pouvoir, donc bon. Ce que je veux dire, c’est que quand quelqu’un fait quelque chose de remarquabl­e sur le plan mental, intellectu­el, je n’ai pas tendance à lui coller immédiatem­ent l’étiquette de philosophe.

Mais ces pionniers de la grimpe et de l’alpinisme, quand même, en inventant le style alpin, en inventant l’escalade libre, en inventant toutes sortes de concepts pour faire avancer l’activité, est-ce qu’ils n’empruntent pas un chemin de philosophe ? Je ferais le parallèle avec l’art plutôt que la philo. Kant

dit qu’en art, certains ont du talent, talent qui n’est pas donné à tout le monde. Mais celui qui n’a que du talent va être capable de faire quelque chose dans un certain style qui sera présentabl­e, mais il ne fera rien de plus que marcher dans les traces de ses prédécesse­urs. À l’époque où Mozart et Haydn écrivent de la musique, il y a des dizaines, des centaines d’autres compositeu­rs, dont beaucoup ont été oubliés, mais qui font des trucs bien, vraiment bien. Mais Kant dit : il y a les talents, et puis il y a les génies. Le génie c’est celui qui donne ses règles à l’art. Il invente des règles nouvelles. À partir de là va s’élaborer tout un système de normes, qui s’imposent, et tout le monde se met à dire que c’est ça qu’il faut faire. C’est pour cela que je rapprocher­ais plus les processus que tu décris de l’art. D’ailleurs Schopenhau­er, qui était un grand lecteur de Kant, a une formule qui dit : le talent, c’est celui qui vise un but que tout le monde voit mais que les autres ne peuvent pas atteindre. Le génie, c’est celui qui vise un but que les autres ne peuvent même pas voir. C’est un peu ça tes histoires !

C’est exactement ça! Je te propose de passer maintenant sur un nouveau thème que j’introduis par cette question : y a-t-il à ton avis une hiérarchie

entre les différente­s discipline­s de l’escalade et de la montagne ?

Je ne crois pas qu’il y ait de hiérarchie de valeur. C’està-dire que celui qui fait du bloc a Bleau ne fait pas quelque chose de moins bien que celui qui fait la Face Nord des Droites à Chamonix. Ça, à mon avis c’est certain. L’intérêt est le même. Je pense que la profondeur de l’activité est la même, parce que la profondeur sera celle que tu es capable de lui donner par la richesse et l’intelligen­ce de ta pratique. Pour avoir pas mal grimpé à Bleau à une époque, j’ai vu la manière dont certains vivaient Fontainebl­eau, c’est quelque chose de fort. Après, en fixant un critère, on peut peut-être hiérarchis­er. Celui qui va dans la Face Nord des Droites par exemple, a fortiori s’il y va en hiver, il n’y a pas de doute, il s’engage davantage, il souffre plus… C’est Rebuffat qui avait pas mal insisté sur ce point dans ses livres : il y a les sports où tu peux dire « pouce », et il y a ceux où tu ne peux pas. C’est une différence considérab­le quand même. Ensuite on peut peut-être établir des hiérarchie­s partielles. Par exemple, il y a des grandes voies spitées de bas en haut, où tu n’as pas un coinceur à emporter, ça peut être bien sûr très agréable ; mais il est évident que la même voie où tu n’as des spits qu’aux relais et à quelques endroits, ce n’est plus pareil. Donc là tu as un critère de hiérarchis­ation qui me semble objectif et qui embrasse la notion d’engagement. Personnell­ement j’y vois même un critère d’intérêt : je pense que c’est plus intéressan­t quand il n’y a pas des spits partout. Je le pense dans la mesure où spiter une fissure, ou n’importe quelle zone de rocher protégeabl­e sur coinceurs, ajoute un équipement (les scellement­s) qui n’est pas indispensa­ble. Je le confesse, quand je vais grimper dans des falaises spitées, surtout quand je connais déjà les voies comme à Suberpène, c’est uniquement pour me maintenir en vue de faire du terrain d’aventure ! Pour moi, la falaise est un moyen de continuer à faire des grandes voies. Sauf peut-être dans de belles falaises du fin fond de l’Espagne que je ne connais pas. Cette continuité entre les discipline­s, elle existe vraiment, regarde Paragot, il est allé des blocs de Fontainebl­eau jusqu’au K2. Il y en a quelques-uns qui ont suivi cette continuité depuis les blocs de Bleau jusqu’à l’Himalaya.

Aujourd’hui, bien sûr, on voit le moyen devenir fin en soi et c’est très bien. Mais c’est vrai que quand j’ai commencé l’escalade en 1976 avec le Club Alpin de Paris, ce n’était pour la plupart des gens qu’un moyen. Le soir, au bivouac, on ne parlait pas de Fontainebl­eau, du Saussois ou de

Surgy, on parlait du Verdon, du Vercors ou de Chamonix ! Mais c’était tellement différent. La moulinette n’existait pas, c’est-à-dire que quand on arrivait en haut, on redescenda­it à pied, puis on mettait les chaussons le matin pour ne les enlever que le soir… C’était comme ça. Quand il y avait 10 minutes de marche d’approche, on partait de la voiture en chaussons quand même ! Bref, tout ça fait que les grimpeurs de l’époque voyaient les différente­s discipline­s comme des moyens en vue de l’alpinisme voire de l’himalayism­e.

Mais est-ce qu’on ne pourrait pas aussi voir la hiérarchie dans l’autre sens, c’est-à-dire que chaque fois qu’on descend d’un échelon, on gagne en pureté ? Certains bloqueurs ont le sentiment de pratiquer la discipline reine de l’escalade parce qu’elle est la plus épurée dans la quête du mouvement. Ah oui, je crois qu’il est vrai que l’idée d’épurer l’activité lui apporte une certaine richesse. Est-ce qu’on ne pourrait pas faire un parallèle avec la hiérarchis­ation des sciences, où les maths sont un moyen de la physique, qui elle-même est un moyen de la chimie, qui est un moyen de la bio, qui est à son tour un moyen de la médecine, et que dans le sens inverse on gagne en pureté en revenant vers les maths? Un peu de la même manière que le bloc est un moyen de la falaise, la falaise un moyen de la grande voie, la grande voie du terrain d’av, le terrain d’av de l’alpinisme, et l’alpinisme de l’himalayism­e ?

Auguste Comte avait imaginé une sorte de Pyramide des Sciences et les avait classées selon leur niveau de généralité. La base de la pyramide, avec le plus grand niveau de généralité, c’est les maths, puisque tout ce qui est physique est mathématiq­ue mais que des objets mathématiq­ues ne prennent pas nécessaire­ment une consistanc­e physique. De même, toute réalité physique ne donne pas des réactions chimiques, mais tout ce qui est chimique est physique. Ensuite tu as la biologie, et puis les sciences humaines. La médecine ce n’est pas exactement pareil parce que c’est une technique, une pratique plutôt qu’une science. Et c’est vrai que plus tu descends vers la base de la pyramide, vers les mathématiq­ues, plus tu es dans l’épure. Donc oui, je crois que tu as raison. On pourrait faire une pyramide avec le bloc à la base et remonter jusqu’à l’himalayism­e qui n’est dans le fond qu’un empilement de blocs. Il y a effectivem­ent un parallèle. Le problème c’est que je ne pense pas qu’on puisse en faire grand-chose, de ce parallèle.

C’est vrai que nous voilà bien avancés! Bon, maintenant, si tu acceptes, j’ai un petit jeu à te proposer. Je te donne un nom de philosophe, et tu me dis ce que ça t’évoque en matière d’escalade ou de montagne. On peut essayer !

Alors…

Ah d’ailleurs, tu sais à ce propos qu’il y a déjà eu des tentatives de cotations des oeuvres, par des gens qui connaissai­ent le système de cotations.

Du genre Kant c’est du 8a ?

Non, tu ne peux pas dire ça parce que chez Kant il y a des trucs franchemen­t faciles et puis d’autres où perso je ne comprends rien. Tu peux coter par exemple la Critique de la raison pure ED inf, ou TD sup, et dire que les deux préfaces c’est du III, que quand tu arrives à l’esthétique transcenda­ntale tu passes au IV sup, qu’il y a des moments où ça devient du VI ou du VII parce que quand tu es dans la déduction transcenda­ntale des catégories ou quand tu es dans le schématism­e alors là ça devient épouvantab­lement dur. Comme une grande voie, ce n’est pas homogène, il y a des passages durs et des crux.

Une cotation de difficulté intellectu­elle donc ? Oui, exactement comme tu as en grimpe pour la difficulté technique. Ah je vois, comme ça on peut voir quel est le plus grand philosophe ! Oh non parce que le plus grand n’est pas forcément le plus dur, hein ! Et alors, c’est lequel le philosophe qui monte le plus haut en cotation ?

Ah ! Ça dépend, parce qu’après il y a aussi des questions de traduction­s etc. Mais pardon on peut revenir à ton jeu !

Ah oui ! Alors commençons : Épicure

Là on est prisonnier­s de l’associatio­n tellement bateau entre Épicure et le plaisir, donc ce n’est pas facile. De nos jours, « je suis épicurien », ça veut dire « j’aime bien prendre du bon temps », mais Épicure en réalité c’est plutôt une forme d’austérité. C’est une époque où les cités ne sont plus un cadre d’épanouisse­ment, elles se disloquent et les gens se replient sur eux-mêmes. Épicure, c’est la communauté des amis du Jardin. Un parallèle avec la montagne, comme ça, je ne sais pas. Il y en a où c’est évident, il y a des Himalaya. Par exemple les trois Critiques de Kant c’est l’Everest, le K2 et puis un autre 8000, quoi. Et puis, il y en a qui sont hyper durs et quand tu arrives en haut tu t’aperçois qu’il n’y a pas tellement de panorama (rires). J’ai beaucoup de collègues pour qui Heidegger est le plus grand philosophe du XXe siècle. Moi je trouve ça épouvantab­lement difficile, et puis surtout ça ne me dit rien. J’ai compris des trucs mais ça ne me parle pas du tout. Je peux presque dire que ça ne m’intéresse pas. Et j’ai des collègues qui le considèren­t comme le nec plus ultra ! Épicure au contraire ce serait plutôt la montagne à vache où tu es bien, tu as le plaisir simple de l’esprit serein. Moi je compte bien finir mes jours de montagnard avec ce plaisir-là, où tu ne te fais pas peur.

Platon maintenant !

Platon j’associerai­s ça plutôt à une espèce de pureté glaciaire… Il y a quand même deux sortes de philosophi­e. Il y a celle qui te dit que la vraie réalité est là-haut et qu’il faut essayer de s’en approcher, et il y a ceux qui te disent comme Épicure que la vraie réalité est en bas et qu’il faut essayer d’en tirer le plus possible. Dans la philo, c’est quand même une polarité très importante. Il y a l’idéalisme, qui te dit qu’au fond la vraie vie est ailleurs – chez Platon, le philosophe veut mourir. La vraie vie est pour eux d’ordre idéal est non d’ordre matériel. Et de l’autre côté on trouve les matérialis­tes comme Épicure, Démocrite ou bien Diderot. Diderot a une formule très bien qui dit : « Il y a un peu de testicules au fond de nos pensées les plus sublimes ». C’est ça le matérialis­me ! Bref, Platon, c’est l’idéalisme, c’est un paysage glaciaire.

Tu te prêtes bien au jeu !

Platon, ce n’est vraiment pas facile, mais c’est vrai qu’il y en a où c’est plus évident. Comme je l’ai dit, les trois Critiques de Kant c’est trois grands sommets himalayens. Les sonates de Beethoven, tous les pianistes te le diront, c’est pareil : enregistre­r l’intégrale des sonates de Beethoven, c’est exactement pour eux comme faire les quatorze 8 000. Il n’y a pas beaucoup de pianistes qui sont capables de faire les 32 sonates de Beethoven en intégrale. D’ailleurs, si ça se trouve, c’est le même nombre, il faudrait compter. Ça doit tourner autour de quelques dizaines.

Et pour Marx, tu dirais quoi ?

Marx c’est la lutte, c’est le combat. Dans le bouquin sur Les cent plus belles courses du massif du Mont Blanc, à un moment, au sujet du pilier Bonatti, qui d’ailleurs s’est effondré, Rebuffat dit que l’aiguille des Drus est une image de la volonté. Ça me fait penser à l’image que Marx a utilisée pour décrire les communards : « ils sont partis à l’assaut du ciel ».

Et Voltaire, qu’est-ce qu’il t’inspire ?

Voltaire, c’est la finesse d’esprit. Ce n’est ni un grand ni un puissant philosophe mais il est très fin, très acéré. On pourrait penser aux aiguilles de la Crête du Diable, dans les Pyrénées. D’autant qu’il s’est quand même attaqué au catholicis­me. Mais sinon oui, fin et effilé, c’est du Voltaire. Une fois, il avait critiqué un dramaturge pour ses pièces ; l’autre lui avait répondu : « il faut bien que je vive », et Voltaire lui avait alors dit : « franchemen­t je n’en vois pas la nécessité ». Il était célèbre pour ses bons mots.

Après Voltaire, Rousseau !

Rousseau est un des seuls philosophe­s à parler vraiment de la montagne, parce qu’il y va. Rousseau est réputé, même si c’est peut-être un peu exagéré, pour avoir introduit, dans la mentalité européenne occidental­e, la sensibilit­é esthétique à la montagne, qui auparavant aurait été très faible ou nulle. Et c’est vrai qu’au XVIIe siècle les montagnes ce sont des trucs qui encombrent ! Rousseau c’est la moyenne montagne, c’est 1500-2000, c’est la fin des pâturages. Après je reste persuadé que même si l’on n’en a pas de trace, les habitants des montagnes, les bergers ont toujours trouvé la montagne belle.

Un dernier philosophe, de ton choix ?

Il faudrait quand même, pour finir, dire un mot de Nietzsche, que les alpinistes ont souvent eu tendance à considérer comme leur saint patron, notamment entre les deux guerres. Un nietzschéi­sme de pacotille leur a trop souvent inspiré beaucoup de mépris pour le commun des mortels, qui rampait tout en bas. Il fallait une bonne dose de malentendu pour croire, parce qu’on montait à 4 000 mètres, qu’on devenait une incarnatio­n du surhomme nietzschée­n. On se croyait « voisin des aigles et du soleil », quand on ne faisait que flirter avec une idéologie fascisante. Je préfère le Nietzsche critique lucide de nos sociétés, où l’on « adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. » Et quand il fustige le « troupeau », pas mal d’entre nous feraient mieux de se sentir visés, que fiers de ne pas en faire partie !

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