Grimper

La compagnie des lézards humains

- PAR EMMANUEL RIMBERT

C’est l’automne, le bel automne qui attend l’autre saison. Les arbres sont couleur de feu. Deux aigles passent sur le front du ciel. Après avoir longé le lac de Mavrovo, sous un flot de bleu j’ai rendu visite aux moines du monastère Saint Jean Bigorski, sur la route en pente qui mène à Debar. Derrière les hauts murs du monastère, beaucoup de paix. Emmuré, la soumission est cultivée, la volonté discipliné­e, la foi forgée.

D’un mur l’autre. J’ai maintenant rendezvous avec une équipe de grimpeurs français: Jonathan, Gérôme, Guillaume, Thomas, Eloi, Solène et Romaric. Avec eux, accompagné­s de Vlado et Dimitar de la Fédération d’escalade de Macédoine du Nord, je me suis soudain retrouvé dans cet autre étage du monde. Ils sont jeunes, fluets comme des lézards et venus ouvrir une voie de niveau 7-8 sur un roc calcaire désormais appelé le French Wall. Avec un sourire affable, ils me racontent leur chantier: ouvrir une voie est un travail de bâtisseur qui demande intrépidit­é et raison. Nous sommes au pied du rocher où des cordages colorés bougent avec le vent. J’ai déjà l’impression de me retrouver contre les nuages sur ces hautes terres où l’on connaît le poids d’un papillon.

Ces grimpeurs savent qu’un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse. Comme des écrivains de roman, ils ont commencé par le repérage des lieux, analysé à distance le roc, jeté un oeil à la géologie du massif. Je les écoute commenter le type de roche qui détermine la forme de la montagne, l’adhérence, la protection nécessaire, ainsi que la robustesse et le type de rupture possible. Ce qui est déterminan­t pour l’escalade. La montagne est un lieu de grands horizons. Ils montent pour voir plus loin. Ils grimpent pour avoir porte ouverte sur le ciel. Mes héros sont une jeune femme et de jeunes hommes pour qui l’aventure, c’est se mettre à l’épreuve, ne pas rester dans sa zone de confort. Je les appelle les lézards, ils sourient. L’aventure, c’est accepter d’avoir une pratique qui ne soit pas celle qui est toute tracée devant vous. Voilà les lézards humains repartis sur le chantier, il leur faut terminer le dernier étage de la voie qui sera bientôt ouverte. Je les observe d’en bas. Un groupe de grimpeurs comme un Lego au milieu du vent, comme la lunette d’un microscope. Ils sont sous mes yeux la force décuplée avec des pieds et des mains. Casque, chaussons d’escalade, harnais, ils sont vêtus de rien, si ce n’est la mémoire du rocher.

Le mur d’un grimpeur peut ressembler à un centre de rééducatio­n: s’accrocher avec une jambe et un doigt, maintenir l’équilibre, courber le poignet, plier le genou, continuer, monter en souplesse. Mais le premier contact avec une voie ressemble à une rencontre amoureuse. Ils en ont rêvé de loin, ils la découvrent soudain dans son intimité, dans le grain de sa peau et ses replis de calcaire. Ils en épousent tous les contours, tous les reliefs. Ils s’apprivoise­nt ainsi mutuelleme­nt. Avant la rencontre avec ces lézards sportifs, je ne connaissai­s que la montagne vivante, la moyenne montagne, avec des moutons ou des vaches, des cabanes en bois et des gens qui peuvent y vivre, manger, boire et dormir. En votre compagnie, le temps pèse à peine sur le calcaire. Merci Jonathan, Gérôme, Guillaume, Thomas, Eloi, Solène et Romaric d’avoir ouvert cette voie en Macédoine du Nord dans le parc national de Mavrovo. Merci de m’avoir ouvert les yeux. Songe extraordin­aire d’un jour d’automne. Donnons-lui une devise: fuir dans la montagne, dormir au sommet, lire peut-être ?

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