BOMBÉ BLEU, L’INVINCIBLE PROJET
30 ANS DE LÉGENDES ET TOUJOURS DEBOUT
Nous sommes allés voir de plus près les prises du Bombé Bleu et vous racontons l’histoire de cette ligne hors normes.
En 1991, alors que l’âge d’or de Buoux touche à sa fin, que le grand chapitre du 9e degré est sur le point de s’ouvrir, Marc Le Menestrel plante des spits dans une ligne absolument futuriste, un mur bombé écrasant le secteur de la Plage, d’apparence lisse, mais en réalité parsemé de quelques petits trous laissant imaginer la possibilité d’une ascension en libre.
À une époque où tailler des prises était la norme, il faut saluer la vision de Marc Le Menestrel qui, très rapidement, comprend que la voie sera trop dure pour lui, mais décide délibérément de la laisser intacte pour les générations futures.
« J’ai toujours pensé que ce bombé était grimpable mais seulement pas par moi ! » confessera-t-il lors d’une interview réalisée par Marco Troussier il y a quelques années. Le bleu vif qui colore le ventre rend la ligne incroyablement belle et lui confère rapidement une notoriété mondiale. Mais un autre élément attise les fantasmes. À une période où la voie de référence dans la haute difficulté n’est autre qu’Action Directe (9a), ceux qui montent dans le Bombé Bleu, à cause de la similitude dans l’effort et le style, ne peuvent manquer de faire le rapprochement entre les deux voies. Et à chaque fois, le verdict est sans appel : le projet de Buoux est incomparablement plus difficile que le premier 9a de l’histoire. C’est ce que Ben Moon dira en substance à Marco Troussier (après lui avoir confessé qu’il s’était fait une réplique du Bombé Bleu en Angleterre pour s’y préparer !) : « C’est assurément d’un niveau beaucoup plus élevé qu’Hubble ou Action Directe. […] Les blocs les plus durs du monde sont dans le niveau 8B+/8C, j’imagine que le Bombé Bleu est plus dur que cela (N.D.L.R. : si les mouvements du Bombé Bleu avaient été mis comme un bloc à ras du sol) ».
Résultat : on sait que la voie est faisable, incroyablement belle et incroyablement difficile sans que personne ne se risque à estimer une cotation. En somme, on a affaire au cocktail parfait pour qu’un simple morceau de caillou se transforme en véritable mythe. Les années passant, à mesure que la liste des grimpeurs qui y ont mis les doigts s’est allongée, la légende du Bombé Bleu s’est renforcée. Nous voici en 2021 et la ligne continue de résister fièrement, déjouant tous les assauts… Peut-être ce Grimper (et la vidéo de Relais Vertical faite en collaboration) motivera-t-il de nouveaux grimpeurs à s’attaquer au mythe ?
Immersion dans le Bombé Bleu
Montez dans le train et accrochez-vous : nous allons grimper ensemble le Bombé Bleu ! Au décollage des pieds du sol, vous passez un petit surplomb physique avant de remonter une sorte de mini-dièdre très facile qui débouche sur une vire suffisamment grosse pour vous asseoir et prendre le café. Vous venez de faire 10 m en 7a, la voie n’a pas commencé. Vous repartez de la vire, vous vous emparez d’une strate et bloquez vers une seconde strate tout aussi bonne. À partir de là, le dévers prend ses droits, c’est le début du bombé à proprement parler. Vous prenez en poignet cassé une inversée main droite correcte, avec un pouce franc, qui permet de remonter directement les pieds sur la strate que vous aviez en main et de vous détendre vers un minuscule monodoigt main gauche, très crochetant mais profond d’une demi-phalange tout au plus. Pas le temps de vous laisser déstabiliser par sa petitesse, vous vous appliquez à le fourrer autant que faire se peut en collant votre doigt sur le bord gauche du trou pour maximiser la surface de contact avec le rocher. Là, sans détour vous poussez fort sur vos jambes pour vous jeter dans un bidoigt très bon mais extrêmement dur à viser. Ce pas vaudrait aux environs de 8A+ bloc, ce qui est incroyablement difficile pour un mouvement seul… Une fois le ballant contrôlé, la bataille peut commencer : vous replaquez les pieds et vous ruez dans un bon tridoigt main gauche avant de poursuivre par un grand mouvement no foot latéral vers un bidoigt très crochetant main droite. Vous clippez, ramenez en inversée dans le bidoigt qui lui est accolé et vous voici en position pour affronter le second crux. Vous prenez en main droite un bidoigt (encore un ! et ce n’est pas fini) très fuyant et relancez très loin dans un autre un rien plus franc. Vous remontez la main gauche à la même hauteur dans un bidoigt presque inexistant et, une fois la reculée contenue, vous vous ruez dans un très bon tridoigt vertical main gauche. Vous venez d’avaler un 7C+ bloc, mais pas le temps de tergiverser, un 8A bloc est prêt à vous cueillir. Après avoir profité de cette bonne prise pour clipper et repoffer votre main droite, vous laissez celle-ci s’emparer d’un bidoigt correct (dans le référentiel de la voie), griffez un pied gauche très haut et réalisez un grand blocage vers un tout petit bidoigt main gauche. Pas loin d’un mètre plus haut, vous le voyez, le bac salvateur, un trou vertical très crochetant, vous attend. Mais dans la position où vous vous trouvez, sur ces bidoigts qui vous rejettent, il apparaît
infiniment loin. D’un ultime coup de reins, vous vous propulsez et plongez votre main droite dans cette prise quasi synonyme de réussite. Vous restez concentré pour négocier les deux blocages qui vous mènent à la fin de la première partie du Bombé. Vous soufflez un bon coup sur les trous coupant qui s’offrent à vous et savourez le rocher incroyable des quinze derniers mètres de la voie, beaucoup plus faciles.
Il y a bien sûr, par rapport au tableau qui vient de vous être dressé, de petites variations de méthodes et de placements suivant grimpeurs qui ont essayé. Or la plus importante concerne ce fameux premier mouvement, considéré comme le crux principal de la voie.
La méthode alternative
Tous ceux qui ont essayé s’accordent sur le fait que la clef de la voie réside dans le premier pas du dévers. Or ce mouvement a une histoire. À l’origine, le premier point était placé à droite (il est encore là), attiré là par une inversée franche et accueillante. Problème : après cette inversée, plus rien. Enfin si, une petite arquée intenable vue l’inclinaison du dévers et loin, très loin, trop loin, le bon bidoigt (souvenez-vous, celui dans lequel vous avez jeté main droite dans le paragraphe du dessus). Si cette méthode semble possible pour de très grands grimpeurs, elle apparaît rapidement impossible pour la majorité. C’est ainsi que Fred Rouhling a découvert un minuscule monodoigt en prospectant sur la gauche et imaginé la méthode décrite plus haut, beaucoup moins morpho, qui est aujourd’hui la plus essayée. Avec l’accord de l’équipeur, Iker Pou a même ajouté un point à gauche pour faciliter le travail du mouvement, ce qui fait que deux options se proposent aujourd’hui aux prétendants. Impossible de dire laquelle permettra de libérer le Bombé Bleu.
Pourquoi le Bombé Bleu est-il toujours invaincu ?
Au-delà de la difficulté physique, comment se fait-il qu’une voie aussi charismatique que le Bombé Bleu soit toujours invaincu à l’heure du 9c ? D’abord, vous, l’aurez compris, c’est dur. Mais il n’y a pas que ça. Plusieurs éléments font du Bombé Bleu une voie particulièrement éprouvante à essayer. Alors que les tout petits bidoigts demandent une excellente friction, les conditions de collante sont très rares dans le four solaire du secteur de la Plage. En outre, les prises sont particulièrement agressives pour la peau et les fascias. À ce sujet, tous ceux qui ont essayé sont d’accord, il est quasiment inutile de faire des séances de travail deux jours de suite tellement les points de contact avec le rocher deviennent douloureux. Enfin, le plus terrible de tout, c’est peut-être le caractère aléatoire du premier et du dernier mouvement difficile. Le premier agit comme un rempart qui rend impossible ne serait-ce que de mettre des essais dans la voie, tandis que le dernier (le jeté dans le bac vertical qui clôture la section) confère à cette escalade une dimension mentale terrible.
Les prétendants
Une question revient inlassablement : quelqu’un a-t-il déjà réussi ce premier mouvement ? Eh bien, chers lecteurs, il semblerait que oui. Il y a une dizaine d’années, le discret mutant de Valence Johan Guillaume, que ses amis se plaisent à surnommer « Jo Bitendu », a en effet travaillé la voie l’espace de quelques week-ends en compagnie de Quentin Chastagnier. À ce moment, le point de gauche n’ayant pas encore été ajouté, la séquence du mono était un peu moins aisée à travailler, ce qui n’a pas empêché Johan de réussir le pas une (et une seule fois) ! Il n’avait cependant pas eu la préhension main droite suffisamment bien pour embrayer sur la suite mais qu’importe, le mouv’ fonctionne ! En faisant des essais en partant de ce bidoigt, c’est-à-dire en enlevant simplement le premier jeté, il n’était pas non plus très loin d’enchaîner la suite et tombait au dernier dynamique dans le bac vertical.
Plus récemment, Nico Januel s’est lui aussi attaqué au chantier. Surpuissant sur les bi et monodoigts, il a rapidement réussi tous les pas à l’exception du premier et, lui aussi, n’était pas loin d’enchaîner la voie à partir du deuxième. À l’heure où vous lisez ces lignes, la motivation de Nico Januel pour dompter le monstre n’a pas faibli, et elle ne doit pas faiblir ! Pour le reste, beaucoup auraient, s’ils acceptaient le très haut niveau d’investissement requis, la capacité d’essayer sérieusement.
Un nom, pourtant, nous vient inévitablement à l’esprit : Alex Megos. Ce n’est pas un secret, l’Allemand affectionne ce style de grimpe et, pour quiconque a pris la mesure de sa puissance, il ne fait quasiment aucun doute qu’Alex Megos, en s’investissant suffisamment, pourrait faire la voie.
Il est amusant de remarquer que la légende du Bombé Bleu sera radicalement différente suivant la personne qui libèrera la voie. Si c’est un outsider qui réussit après des années d’investissement, cela sera très inspirant, mais l’histoire ne sera pas du tout la même que si c’est Alex Megos qui vient imposer sa loi en quelques séances ! Et vous, lequel de ces deux scénarios préfèreriez-vous ?
La cotation
Le Bombé Bleu fait partie du cercle très fermé des lignes qui sont suffisamment belles, mythiques et charismatiques pour que la question de la cotation soit reléguée au second plan. Une telle voie n’en a pas besoin pour affirmer son identité. Mais s’il fallait donner une estimation de la difficulté, cela serait probablement 9b ou peut-être 9a+ très dur. L’effort ne semble pas assez long pour que le 9b+ puisse être envisagé et l’encadrement de la section par deux mouvements aussi aléatoires rendrait le 9a+ vraiment ingrat. Mais rappelons que la voie n’a pas encore été enchaînée et que nous ne faisons là que d’incertaines spéculations ! La charge de proposer une cotation reviendra au premier ascensionniste et à personne d’autre.