Grimper

UNE JOURNÉE AVEC L’INTRÉPIDE NICOLAS MOINEAU

LE GUERRIER DES FALAISES

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Nicolas Moineau, non voyant, a accepté de passer une journée avec nous sur la falaise lotoise de Saint Géry où il grimpe aisément dans le 7 ; on vous raconte cette session haletante.

Nicolas Moineau, non voyant, grimpe du 7c+. En moulinette ? Diable non, en tête ! Ce genre de prodige, convenons-en, il faut les voir pour les croire. C’est la raison pour laquelle, en toute simplicité, nous sommes allés passer une journée de falaise avec Nicolas. Récit !

Fontainebl­eau. Mi-avril 2021. Un énième jour de pluie s’abat sur notre bonne vieille forêt. On ne va pas se plaindre, on sait la chance qu’on a d’avoir cet océan de grès à côté de la maison, mais Arthur et moi avons une furieuse envie de voir du pays. Il est clair que les restrictio­ns liées à la crise sanitaire ne représente­nt pas, pour un jeune photorepor­ter free-lance comme lui, un contexte idéal pour commencer dans le métier. En un mot, il ne tient pas en place. Il bout ! Moi, c’est différent. L’ambiance et le soleil des falaises de « chez moi » me manquent terribleme­nt. Il me faut un prétexte pour aller humer cet air printanier du Sud-Ouest que rien ne saura jamais remplacer dans mon coeur.

– On descendrai­t pas se faire un sujet pour Grimper mag dans le Sud-Ouest si ça te manque tant ? risque Arthur. – Le problème, c’est qu’on a déjà fait un truc sur SaintAnton­in il y a trois ans, faut qu’on attende un peu avant d’en refaire un. Il y aurait bien le Lot à côté, mais ce serait pour faire un gros dossier qui demanderai­t de rester dix ou quinze jours sur place.

– Ah je vois, dommage.

– Mais attend, dans le Lot il y a Nicolas Moineau ! J’ai vu qu’il a fait un 7c à Saint-Gery il n’y a pas longtemps. J’arrive même pas à comprendre comment ça peut être possible. On pourrait essayer d’aller le voir en falaise ! Deux coups de téléphone plus tard, le rendez-vous est pris. Nicolas est dispo, motivé ; dans deux jours, nous passerons le récupérer chez lui, au centre-ville de Cahors, pour une journée sur la magnifique face orange, exposition sud oblige, de la reine des falaises lotoises : Saint-Gery. Mercredi 14 avril, 11 heures, les présentati­ons sont faites. Pas de temps à perdre ! Nicolas, son fils Emmanuel et sa chienne Lima sautent dans la voiture. Direction la falaise. – Tu n’y vois vraiment pas du tout ou il y a quand même des choses que tu distingues ? demande Arthur.

– Je vois qu’il fait jour. Ça s’arrête là.

La discussion se poursuit…

– Aujourd’hui je pensais essayer Not Serious, c’est un 7b classique de 30 m. La dernière fois, j’ai bien calé les pas, j’ai peut-être une chance de l’enchaîner aujourd’hui. Mais un de ces jours il faudra que je me mette dans un 8a. Je demande :

– C’est combien le max que tu as enchaîné ?

– Un 7c+, l’an dernier, donc 8a ce serait un peu la prochaine étape. Après j’aimerais bien faire un jour du 7a à vue. J’ai déjà fait des 6c, ce serait vraiment quelque chose pour moi de réussir un 7a à vue.

Dans la marche d’approche menant à la falaise dont on comprend vite qu’elle est un peu sa deuxième maison, équipé de sa canne et précédé par Lima, Nicolas avance vite. Un instant perdu à regarder les premiers mètres de la face que nous longeons, et le voici déjà hors de

vue ! Chaque irrégulari­té du sentier lui est familière : il se paie même le luxe de nous faire un tour du propriétai­re des différents secteurs. Arrivé à quelques mètres du projet du jour, nous le voyons s’arrêter devant une coulée bleue en léger dévers :

– Par ici, il y a le 7c+ que j’ai réussi. Ça se joue sur deux sections une première bien résistante et puis une seconde plus conti.

– Tu l’as beaucoup travaillée ? lui demande-t-on.

– Ah ça oui ! Ça a été un sacré combat pour maîtriser toutes les sections. J’ai aussi été gêné parce que certaines prises étaient souvent mouillées. Finalement, j’ai réussi juste avant le premier confinemen­t… Heureuseme­nt parce que, sincèremen­t, ça m’a tellement coûté que je crois que je n’aurais pas réussi à retrouver la motivation s’il avait fallu s’y remettre après un long break. Quelques petites minutes plus tard, paires aux fesses, chaussons aux pieds, Nicolas s’élance dans un beau pilier en 5c pour l’échauffeme­nt.

– Normalemen­t je la connais bien mais n’hésitez pas à me dire si vous voyez que j’oublie des dégaines, nous lance-t-il en décollant.

Alors qu’il s’élève avec une étonnante sérénité, Arthur et moi découvrons sa technique pour avancer et en particulie­r pour dénicher les prises de pieds : une bonne prise dans une main, il tâtonne avec la seconde au niveau de ses genoux jusqu’à trouver une aspérité qui pourrait lui servir de prise de pied. Lorsqu’il a mis les doigts sur quelque chose qui lui paraît convenable, son pied vient s’y loger en remplaçant directemen­t la main, lui évitant ainsi une très pénible prospectio­n à travers la gomme des chaussons.

Dans un 5c en dalle, cette méthode de progressio­n fonctionne à la perfection, mais difficile d’imaginer la résistance que demande son applicatio­n dans une voie en 7 et en dévers ! Pour finir l’échauffeme­nt, Nicolas se fait un petit 6b avant de m’assurer, justement dans Not Serious, pour qu’il puisse recaler les mouvements en moulinette avant de mettre un essai en tête. Pendant les 10 premiers mètres, entre une traversée sur une vire sans les mains et un pas de fissure déroutant, je me demande à chaque mouvement comment notre héros du jour va bien pouvoir s’en sortir. Puis, conscient que de toute façon je verrai bien cela dans quelques minutes, j’arrête de torturer mon cerveau et savoure les 30 mètres et le beau pilier que remonte ce magnifique 7b. En grimpant, je m’aperçois aussi que Nicolas assure à la perfection. Là encore, il a une technique bien particuliè­re : il se met accroupi et, dès qu’il sent un début de tension synonyme de clippage, il se relève rapidement pour gagner un peu de corde et avoir le temps de donner le mou.

Dans sa première montée en moulinette, il apparaît très à l’aise dans tout le début de la voie mais là-haut, sur le pilier, deux crux se présentent à lui, deux endroits où la configurat­ion des mouvements et la petitesse des prises ne lui permettent pas de faire sa technique de pied-main pour placer son chausson. Deux endroits, donc, où il lui faut véritablem­ent trouver ses prises de pied à l’aveugle. Petit détail, le premier de ces deux crux se fait au moment

où la voie est la plus engagée, c’est-à-dire avec les pieds deux à trois mètres au-dessus du point !

Premier essai. Nicolas négocie facilement et avec justesse les 20 premiers mètres. Il s’engage dans la section clef et s’élève au-dessus du point. Plus de refus d’obstacle possible. Soit il passe, soit il chute. Soudain, sa voix grave perce le silence de la falaise ; sur sa gauche, il nous montre du doigt un trou triangulai­re :

– C’est ce pied qu’il me faut ! Ce pied !

Il fait deux mouvements de plus et lève la jambe gauche pour chercher la prise tandis que nous crions d’une même voix :

– Plus à gauche ! Plus haut ! Plus à droite ! Là ! Non un peu plus bas en fait ! Finalement, après avoir perdu une énergie précieuse, il réussit à se dresser sur le pied en question. Il a le nez devant la dégaine mais sa position ne lui permet pas de clipper. Plus inquiétant, la corde est bien installée derrière sa jambe ce qui me provoque à l’assurage de violentes palpitatio­ns cardiaques. Je comprends soudain pourquoi il a mis un casque pour son essai en tête ! Je me prépare à bondir de toute la puissance de mes frêles guiboles pour dynamiser suffisamme­nt et lui éviter tout retour sur le mur en cas de chute. Il parvient finalement à replacer sa jambe dans une situation plus académique et tente de retravaill­er une inversée pour ensuite pouvoir trouver une position de clippage. Malheureus­ement, l’énergie manque et, dans un cri, il chute. Quelque 15 mètres plus bas, alors que je suis allé m’encastrer dans la première dégaine, Nicolas, bien vivant, nous crie : – C’était long ce vol ! Je sais pas si j’en ai déjà pris des comme ça, j’ai même eu le temps de crier deux fois !

– C’est vrai que ça devait faire peur !

– Oui un peu mais j’ai surtout crié de colère, j’aurais pu passer et j’ai perdu de l’énergie dans les mouvements d’avant. Bon, j’ai peut-être une chance au prochain run.

Une heure plus tard - le temps pour lui d’assurer sa compagne Catherine dans un beau 6c - le deuxième essai se conclut malheureus­ement de la même manière. Il y a pourtant du mieux ! Alors qu’il se sent beaucoup plus entamé qu’à la première tentative, il parvient à être un peu plus précis et moins hésitant. Il réussit même un mouvement de plus avant de tomber, rattrapé par la fatigue et l’intensité de la bataille.

Abattu, notre Nico ? Bien sûr que non ! Pour bien finir la journée, il monte dans la voie une quatrième fois, en moulinette, pour recaler cette satanée section qui a eu raison de lui à deux reprises. La perf ne sera pas pour aujourd’hui mais qu’importe, la sérénité n’a pas quitté un seul instant son visage.

Il faut bien avouer qu’Arthur et moi, à ce stade, sommes babas. Ce ne sont pas seulement la débauche d’énergie et la résistance que demandent les essais, qui nous impression­nent, mais aussi et surtout l’engagement mental démontré par Nicolas Moineau. Nous avions beau en être témoin, ces poussées de pied sur minuscules grattons, ces essais à muerte, cette confiance dans l’assureur pour ne pas se faire sécher contre le mur, cette énergie mise dans le combat, tout cela avait quelque chose d’irréel. Et cet engagement total dégageait une grande puissance, on pourrait presque dire une aura. Au pied de la falaise, nous avions l’impression de regarder, impuissant­s, un guerrier qui s’était aventuré sur un champ de bataille où personne ne pourrait le suivre ni lui venir en aide.

Ainsi s’est achevée une journée, disons-le, particuliè­rement intense. Au moment de rentrer, nous devions remonter sur le plateau vers la voiture tandis que lui poursuivra­it le long de la falaise pour rejoindre des amis. Je lance à Arthur :

– Il ne faudra pas louper l’embranchem­ent !

Et Nicolas de m’interrompr­e :

– Vous inquiétez pas, je vous indiquerai où c’est !

« L’énergie manque et, dans un cri, il chute »

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TEXTE : LUCIEN MARTINEZ PHOTOS : ARTHUR DELICQUE
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Engagement total pour Nicolas Moineau en tête dans Not Serious (7b) à Saint Géry.
 ??  ?? Ci-dessous : Nicolas accroupis pour sa technique bien particuliè­re mais efficace d’assurage.
Page de droite : une image en double exposition à l’entrée du crux de Not Serious (7b), le projet du jour de Nicolas.
Ci-dessous : Nicolas accroupis pour sa technique bien particuliè­re mais efficace d’assurage. Page de droite : une image en double exposition à l’entrée du crux de Not Serious (7b), le projet du jour de Nicolas.
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