Grimper

PHILO DE COMPTOIR

Lorsqu’on me demande ce que je fais comme métier, je réponds que je suis journalist­e spécialisé dans l’escalade. “Journalist­e”. J’ai toujours l’impression de mentir en prononçant ce mot.

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Avec l’inévitable Flore Beaudelin aux illustrati­ons, notre rédacteur Lucien Martinez explique pourquoi il se sent plus ménestrel que journalist­e !

Un journalist­e, ça enquête, ça interviewe, ça furète, ça dérange, ça s’engage, ça instruit mais surtout, un journalist­e, ça a le souci de la vérité. Autant vous dire que ça ne colle pas du tout. Je me vois plutôt comme un conteur d’histoires, un faiseur de légendes, un narrateur de mythologie avec un rapport à la vérité, pas inexistant certes, mais pour le moins particulie­r. Les faits m’imposent le statut de journalist­e, alors que je voudrais être un ménestrel.

Oui, ménestrel, car l’escalade me plonge dans l’univers moyenâgeux des récits de chevalerie qui ont bercé mon enfance. Les grimpeurs et les grimpeuses, pour moi, ce sont des chevaliers errants. Ne vont-ils pas, les uns comme les autres, sur les chemins en quête d’exploits qui leur permettrai­ent de prouver leur valeur ? N’espèrent-ils pas, comme leurs ancêtres, au fond d’eux-mêmes, au moins un petit peu, qu’un jour peut-être on chantera leurs prouesses ? Les légendes du Moyen Âge qui habitent chacun de nous se sont certes écrites à travers les croisades, les quêtes et les combats contre les monstres, mais elles doivent aussi beaucoup aux

tournois où, cette fois, les chevaliers s’affrontent entre eux devant jury et spectateur­s. L’analogie avec l’escalade n’est-elle pas frappante ? Sur le rocher, nos voies (et nos blocs) sont leurs monstres et quêtes de Graal (et autres trésors), mais, en parallèle, quand les grimpeurs-chevaliers se rassemblen­t à Briançon, Chamonix, Meiringen ou ailleurs pour s’affronter ; nos compétitio­ns deviennent leurs tournois. Au Moyen Âge ou dans le monde de l’escalade en l’an 2000, deux théâtres se partagent dans un esprit très différent les exploits : d’un côté les “stades” avec leurs spectateur­s, de l’autre les confins perdus des campagnes avec leurs monstres - ou leurs voies - à terrasser.

C’est ici qu’on en vient à ce pourquoi la grimpe nous fait à ce point plonger au coeur du fantasme médiéval. Lorsque jadis un valeureux chevalier, dans l’un de ces nombreux bouts du monde qu’abritent nos contrées, de son bras seul mettait en déroute une armée de brigands ou bien terrassait un troll des forêts, il pouvait certes, au bout d’une pique, ramener triomphant dans son village la tête de l’adversaire vaincu, mais il fallait bien alors quelqu’un pour s’en aller conter, que dis-je, chanter ses exploits de château en château ! C’est ici qu’entre en scène la profession dont je me réclame aujourd’hui : ménestrel. Je veux colporter les légendes et ragots qui, comme naguère, se répandent par le bouche-à-oreille en s’amplifiant et se déformant. « Il y a 5 ans, un tel avait fait cette voie à la séance au 6e essai de la journée ». « Une telle l’avait enchaîné avant que la prise casse, c’était beaucoup plus dur ». « Tel autre, au moment où il a fait ce 8c, je l’ai vu de mes yeux faire la traction à 1 bras sur une réglette de 6 mm ». « Telle autre encore a fait au sommet de sa forme cinq 8a à vue dans la séance en 1995 ».

Chaque falaise possède aujourd’hui ses propres légendes locales, ses exploits que racontent immanquabl­ement les anciens, ses champions, ses précurseur­s inconnus etc. Or cette mythologie caractéris­tique, souvent orale et tellement savoureuse, ressemble trait pour trait à l’imaginaire que je me fais des récits qui habitaient les basses-cours des châteaux de nos aïeux. Et, derrière les chiffres et les performanc­es, ce sont ces histoires que nous autres, ménestrels des rochers, tentons de raconter du mieux que nous pouvons pour qu’elles gagnent d’autres oreilles et d’autres falaises que celles qui les ont vues naître. L’escalade, c’est en partie pour cela que je l’aime, me permets de m’illusionne­r et de vivre un fantasme de gosse : quand je prends la plume, quand je grimpe, le présent du XXIe siècle n’existe plus ; je vis au Moyen-Âge.

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