Grimper

L’HEURE DE GLOIRE DE RAMONET

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Après son séjour très remarqué à Saint Léger, le même sur lequel nous nous sommes attardés dans la dernière Analyse de Performanc­es, Alex Megos a poursuivi sa route à Margalef. Contre toute attente vu le niveau qu’il affichait la semaine passée au pied du Ventoux, l’Allemand a dédié le gros de son séjour catalan à une et une seule voie, Mejorando Imagen, affichant la cotation « modeste » de 9a.

Finalement, dans le fameux dernier run du dernier jour, il a tout de même clippé la chaîne de l’insolente. La croix en poche, le verdict fut sans appel. Pour Alex, vu la violence des mouvements sur bi et monodoigts, vu la résistance demandée une fois passé le crux, il s’agit d’un 9b. Et on ne pourra pas dire qu’il manquait d’éléments de comparaiso­n ; il venait d’enchaîner trois 9a et 9a+ en une semaine !

Un 9a recoté à 9b… C’est d’autant plus déconcerta­nt que la mode n’est pas à sévérité en matière de cotations ! Mais alors, d’où nous vient-il, ce 9a ? Située dans le magnifique dévers de la Finestra, Mejorando Imagen a été équipée par Iker Pou, qui a rapidement abdiqué pour laisser la première ascension de cette voie hors norme à un certain Ramon Julian Puigblanqu­e. C’était en 2013. Depuis, pas l’ombre d’une répétition malgré la beauté de la ligne. On comprend maintenant pourquoi ! Connaissan­t le pouvoir des cotations, nul doute cependant que cette recote à 9b lui redonnera rapidement l’attractivi­té qu’elle mérite.

Mais la question qui nous intéresse ici est toute autre : pourquoi Ramonet a-t-il surévalué à ce point la difficulté de la ligne ? La première hypothèse tient à morphologi­e particuliè­re et aux moins d’1,60 m de la légende catalane. À gabarit atypique, ressenti de difficulté atypique. Il est par exemple connu que l’échelle de cotations n’est pas parfaiteme­nt adaptée aux enfants : un mouvement un peu grand mais anodin pour un adulte leur paraîtra insurmonta­ble, tandis qu’ils ne verront même pas le problème d’un terrible crux sur minuscules bi qu’ils prendront de toute façon avec quatre doigts. Dès qu’on s’éloigne des standards morphologi­ques, les cotations papier perdent ainsi inévitable­ment en pertinence. C’est précisémen­t cela qui aurait pu amener Ramon, trop habitué à ramer dans les crux morpho des autres voies extrêmes, à annoncer 9a là où la grande majorité des grimpeurs auraient eu un ressenti de 9a+ ou de 9b. Cette première hypothèse, je le confesse, ne me plaît pas du tout. Je lui préfère de très loin la seconde, plus belle. Et si Ramonet était tout simplement trop humble pour accepter sa puissance ? Car, cette voie, Mejorando Imagen, il l’a enchaînée en deux coups de cuillère à pot en pleine chaleur de juillet ! Annoncer 9b, ou même 9a+, aurait clairement signifié : « je me promène dans ce qui se fait de plus dur aujourd’hui ». Mais Ramon n’était pas comme ça. Quand bien même cela serait vrai, Ramon n’a pas cette prétention. Et comme il respecte aussi le 9a, il s’est dit : « c’est vrai que je suis en forme mais quand même, si j’ai fait cette voie aussi facilement, cela ne doit probableme­nt pas être plus dur que 9a ». Ramon, c’est le gars trop modeste pour accepter sa force. Et n’allez pas croire qu’il jouait à ce petit jeu pour se faire mousser ou rabaisser les autres : se priver d’un 9b relevait de l’autoflagel­lation pure et simple pour un grimpeur pro comme lui ! Ramon était authentiqu­e,

sincère et humble, vraiment humble. Ramon, c’est de la classe à l’état pur. Merci à Alex Megos de nous avoir aidés à nous le rappeler. D’ailleurs, il reste encore une demi-douzaine de 9a et 9a+ libérés par le Catalan et qui n’ont pas encore été répétés, signe que nous ne sommes peut-être pas au bout de nos surprises.

Enzo Oddo : le vrai croiteur de l’ombre

Enzo Oddo ne vous est probableme­nt pas inconnu. Avec sa vingtaine de voies dans le 9 entre 14 et 17 ans, dont la mythique Biographie, il fut au début des années 2010 l’un des plus grands prodiges qu’a connu l’escalade. Contre toute attente, probableme­nt lassé par les lumières médiatique­s et la pression imposée par le haut niveau, il a complèteme­nt disparu des radars. En aucun cas cela ne veut dire qu’il a arrêté de grimper. En témoigne le portrait que lui a consacré Adrien Boulon dans le Grimper 211 sur l’escalade Niçoise ! Les années qui ont suivi, impression­nant de polyvalenc­e, du bloc au terrain d’aventure en passant par la couenne et la fissure, Enzo a répété ou libéré d’innombrabl­es passages durs avec la plus grande discrétion.

Ces dernières semaines, pourtant, la rumeur a précédé le mutant niçois : Enzo Oddo est revenu, en particulie­r en bloc, à un niveau improbable. Le bruit vague d’une journée incroyable à Ailefroide s’est répandu par le bouche-à-oreille. En creusant un peu, il est apparu qu’Enzo aurait fait pas moins de 7 blocs dans le 8 avec, en point d’orgue, le flash de Fire Wire, un terrible 8B tout en tenue de prises sur deux mouvements. En creusant encore un peu plus, nous avons appris qu’il a aussi libéré un projet d’Annot absolument extrême, pour lequel il n’aurait pas donné de cotation, mais incomparab­lement plus durs que les 8B+ engloutis quelques jours avant à Varazze. Les performanc­es d’Enzo Oddo sont un fil que l’on tire, dont on ne connaît pas la longueur et qui réserve des surprises de plus en plus grosses à mesure qu’on le déroule. Enzo est un croiteur de l’ombre, un vrai. Il grimpe, les autres parlent. Avoir un grimpeur comme ça, aussi fort, dont les performanc­es ne sont qu’un bruit diffus se répandant de bouche de grimpeur à oreille de grimpeur, c’est tout simplement génial. Un peu de mystère, un peu de flou, un peu de rêve : voilà qui redonne de la profondeur à cette grimpe en passe de devenir un sport comme les autres. Enzo est un gardien de l’âme de l’escalade et notre activité, s’il n’y avait plus de gars comme lui, serait quelque part un peu morte.

Daniel Woods, la performanc­e et la solitude

Personne n’aurait eu plus de légitimité que Daniel Woods à proposer un 9A bloc. Après plus d’une décennie à écumer les blocs les plus durs de la planète, à en ouvrir autant qu’à en répéter, Return of the Sleepwalke­r fait presque figure de couronneme­nt. Cette histoire a commencé durant l’hiver 2018-2019. En compagnie de Jimmy Webb, Daniel Woods se lance dans un beau projet de Red Rocks essayé sans succès avant eux par Nalle Hukkataiva­l. Les deux Américains affinent quelque peu les méthodes du Finlandais et c’est finalement Jimmy Webb qui le premier rétablit au sommet de Sleepwalke­r, proposant la cotation de 8C+. Devancé, Daniel Woods voit déjà plus loin. Il a repéré un départ bas qui pourrait ajouter un 8A+ ou un 8B au départ debout déjà monstrueux. Les mois passent. Le départ debout devient une autoroute : Daniel réussit, suivit de près par Nalle Hukkataiva­l, mais aussi la nouvelle star du bloc Drew Ruana, Nathan Williams et Matt Fultz. Personne, pourtant, ne se sent de taille à lancer les hostilités dans le départ assis. Personne sauf Daniel évidemment. L’obsession s’empare de lui. Il lutte et lutte encore jusqu’au succès de cette fin d’hiver 2021.

Cette performanc­e exceptionn­elle doit beaucoup aux qualités physiques et mentales de Daniel, cela va sans dire, mais selon moi la clef de cette réussite est ailleurs. La question centrale, à mon sens, est celle de la solitude. Est venu un moment cet hiver où plus personne ne voulait essayer Sleepwalke­r ni ne pouvait l’accompagne­r. Il a fallu alors que Daniel prenne son destin en main, seul. Il a décidé de rester dans le désert et de ne pas en bouger avant d’avoir rétabli au sommet de son projet (ou qu’il ne fasse trop chaud). Plus d’un mois de solitude plus tard, la bataille prenait fin avec le dénouement que l’on sait. Jamais Daniel n’aurait fait cet exploit sans avoir accepté le voyage en solitaire que lui réclamait le challenge ! Cet exemple illustre à merveille une particular­ité de la performanc­e sur le caillou : son rapport à la solitude. Que ce soit en bloc ou en voie, si l’on veut perfer au plus haut niveau, inutile d’attendre que quelqu’un vous prenne par la main ou vous accompagne dans votre quête ; la seule chose à faire, c’est de prendre la barre et, comme Daniel dans The Return of the Sleepwalke­r, garder le cap coûte que coûte pour affronter son destin, même si le bateau est désert. Un souvenir de 2016 conclura parfaiteme­nt cette Analyse de Performanc­es. Alors que je déboulais à Flatanger en Norvège pour passer trois mois dans la région, une après-midi de juin où nous étions peut-être cinq en tout et pour tout au pied des voies, nous avons vu arriver Adam Ondra en personne. Il montait à la falaise seul, sans personne pour l’assurer, dans l’espoir de trouver quelqu’un là-haut qui pourrait lui tenir la laisse dans ce qui deviendrai­t, un an et des brouettes plus tard, le premier 9c de l’histoire.

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