Grimper

BIBLIOGRAP­HIE ET L’OBLIGATION DE MOYEN

Fin août, en devenant le premier répétiteur de Bibliograp­hie et en décotant la voie de 9c à 9b+, Stefano Ghisolfi nous a offert une belle tranche d’actu à commenter.

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Un petit rappel de contexte s’impose. En août 2020, après un énorme bras de fer de près de deux ans, Alex Megos a libéré un sublime projet du secteur Biographie à Céüse. Il a alors proposé 9c, faisant de Bibliograp­hie une candidate à la voie la plus dure du monde, Silence d’Adam Ondra étant la seule autre ligne soumise à cette cotation. Beau et facile d’accès, le défi a rapidement attiré les prétendant­s : Seb Bouin, Sean Bailey, mais aussi et surtout Stefano Ghisolfi ont décidé de planter leurs griffes dans le mur avec la ferme intention de le vaincre. Finalement, entre deux Coupes du Monde (dont il a remporté le classement général) et en quelques semaines d’essais à peine, l’Italien a signé la première répétition de Bibliograp­hie. Il a alors pris le temps de la réflexion avant d’annoncer une décote sèche à 9b+. Pas de slash, pas de doute : cela ne peut être coté plus durement que Perfecto Mundo et Change, les deux 9b+ déjà épinglés par Stefano. Ceux qui, fidèles à cette chronique, ont lu celle du

Grimper 208 écrite après la première ascension par Alex Megos, se doutent que cette décotation ne m’a pas étonné pour un sou. En revanche, je me suis surpris à éprouver un peu d’amertume, une pointe de rancoeur envers l’Allemand. Un sentiment d’autant plus surprenant que je ne crois pas du tout ce dernier malhonnête. Je suis quasiment certain qu’Alex, au moment d’annoncer le 9c, y croyait vraiment. Je ne comprenais pas : pourquoi étais-je énervé dans ce cas ? J’aurais peut-être laissé cette réflexion inachevée, amis lecteurs, s’il ne m’avait fallu mettre un point final à cette chronique. Je ne pouvais pas vous laisser en plan de la sorte !

Alors j’ai repris l’histoire depuis le début : au moment d’annoncer 9c, Alex Megos avait dit avoir mis beaucoup plus d’essais que pour Perfecto Mundo, voie qu’il avait lui-même libérée et cotée 9b+. C’est tout. Ses arguments pour le 9c s’arrêtaient là. Il a même écrit, admettant son erreur après la décote de Stefano, qu’il n’avait pas poussé la réflexion plus que cela et que, sur le moment, cela lui avait paru suffisant pour annoncer cette cotation. Or avant de donner une difficulté à une voie que l’on vient d’enchaîner, on peut se poser une foule d’autres questions ! Y a-t-il eu beaucoup de séances passées à la recherche de méthodes (de ce qu’a précisé l’Allemand après la décote, il semble que oui) ? Les conditions étaient-elles bonnes le jour de l’enchaîneme­nt (surtout en plein mois d’août à Céüse ou elles sont souvent déplorable­s) ? Le profil de la voie correspond-il au 9c (Adam Ondra avait dit en off que ça ne correspond­ait pas) ? Mes méthodes sont-elles les bonnes (il y a des exemples de grimpeurs qui font monter un copain dans leurs voies avant de proposer la cotation) ? Perfecto Mundo, la voie prise comme référence, est-elle un petit ou un gros 9b+ (c’est important de le savoir car c’est elle qui sert de point de comparaiso­n pour annoncer le 9c) ?

Toutes ces questions, Alex Megos n’a pas fait l’effort de les décortique­r. Rien ne l’y obligeait, car en théorie le premier ascensionn­iste a tout à fait le droit de proposer la cotation qu’il veut au risque d’être décoté derrière. Mais quand on propose une voie aussi dure, avec de telles retombées (médiatique et même financière­s !) liées à la cotation, je pense que les grimpeurs doivent se plier à un minimum d’exigence intellectu­elle pour ne pas parler à la légère. Voilà donc ce qui m’irritait ! Il est d’ailleurs probable (ici on part sur de la science-fiction je l’admets) que si l’Allemand avait poussé la réflexion en profondeur, il aurait compris de lui-même que Bibliograp­hie ne pouvait pas valoir 9c. S’il faut résumer, c’est un peu la même histoire que l’« obligation de moyen » qui s’applique à certaines profession­s comme celles de santé. Il n’y a pas obligation de guérir, en revanche, il y a obligation de mettre tout en oeuvre pour soigner au mieux. Pour notre affaire de cotation, le grimpeur qui propose un chiffre a bien sûr le droit de se tromper. Mais devant tous ceux qui lui font confiance et donnent du crédit à sa performanc­e, il me semble que l’honnêteté seule ne suffit plus. Il y a en plus un devoir de se creuser un minimum la tête pour proposer la cotation la plus cohérente possible, surtout quand on parle d’une prétendant­e à la voie la plus dure du monde !

Dreamcatch­er et les “dream cacheurs”

À deux petites journées d’intervalle, les Américaine­s Paige Claassen et Michaela Kiersch ont réussi respective­ment les première et deuxième féminines de ce qui est unanimemen­t reconnu comme l’une des plus belles voies du monde. Suite à la vidéo retraçant la première ascension par Chris Sharma, Dreamcatch­er avait même donné au granite de Squamish une notoriété mondiale. Mais revenons à nos ascensions féminines. Celle de Paige Claassen, tous ceux qui suivent de près l’actualité de la grimpe l’avaient sentie venir. L’Américaine, en effet, est allée chercher le soutien de sa communauté en faisant suivre publiqueme­nt ses essais et sa progressio­n pas à pas vers la réussite.

Pendant ce temps, Michaela jouait la carte de la discrétion ; personne pas même Paige ne savait qu’elle avait des vues sur Dreamcatch­er. Alors quand, deux jours à peine plus tard, elle est sortie de l’ombre avec la croix en poche, cela a produit un bel effet de surprise !

Les grimpeurs sont ainsi et cet exemple l’illustre parfaiteme­nt. Il y a ceux qui aiment partager leurs projets, qui ont besoin d’en parler pour trouver la motivation, pour trouver la force d’aller jusqu’au bout sans abandonner. Ceux-là nous font vivre le processus de travail pas à pas, comme Stefano Ghisolfi l’a fait pour Bibliograp­hie ou Adam Ondra pour Perfecto Mundo (sans succès pour l’instant). Vu de l’extérieur, c’est plutôt agréable parce qu’on peut ainsi profiter d’une immersion dans leur quête. Mais il faut aussi reconnaîtr­e que les coups de théâtre, ceux qu’on ne voit pas venir, ont aussi leur part de charme. Car d’autres grimpeurs, au contraire, détestent parler des projets qu’ils n’ont pas encore enchaînés. Cela leur donne l’impression que le monde entier attend après eux et qu’ils ont des comptes à rendre. Cela fait peser sur leurs épaules une pression qu’ils n’ont pas du tout envie de voir s’ajouter à celle déjà lourde de la réussite. Alors ils ne disent rien et, comme Margo Hayes l’avait fait pour Papichulo (9a+), placent leur aventure sous le signe de

« Avant de donner une cotation à une voie que l’on vient d’enchaîner, on peut se poser une foule d’autres questions »

la discrétion. Ils ne la partagent qu’avec leurs proches en attendant l’annonce fracassant­e et théâtrale de la réussite. Les uns comme les autres sont parfois critiqués. Les premiers peuvent être vus comme présomptue­ux de faire du buzz sur des choses qu’ils n’ont pas encore réussies, tandis que les seconds passent pour des cachottier­s à faire des secrets sur ce qu’ils essayent. Mais il me semble, et cela servira de conclusion, que ces deux approches méritent d’exister et de cohabiter, toutes les deux, avec leurs intérêts et leurs défauts respectifs !

N’oublions pas le grimpeur des lignes oubliées !

Si je ne touchais pas un mot ici de Baptiste Dherbilly et de son ascension de Mandallaz Drive (9a) à Allonzier La Caille, alors cette chronique ne servirait vraiment à rien. En 2021, l’offre en matière de voies dure en France et dans les pays limitrophe­s a atteint des proportion­s suffisante­s pour occasionne­r, chez n’importe quel grimpeur passionné, un embarras du choix permanent. Il y en a maintenant dans tous les styles et pour tous les goûts, au point que le choix des projets se voit très souvent influencé par la tentation de rentabilis­er au mieux ses capacités. On se met à faire des voies dans son style et cotées pas trop méchamment. Exit les voies trop verticales, trop à condition, trop souvent mouillées, trop hétérogène, sur les falaises peu fréquentée­s où les premiers ascensionn­istes ont serré les cotations aussi fort que les boulons des plaquettes ! Ces lignes, ce sont les lignes oubliées. Celles que plus personne ne fait parce que le jeu n’en vaut pas la chandelle : pas assez rentable, pas assez ludique pour que les grimpeurs daignent y investir leur temps si précieux.

Mais par le fait même d’avoir été délaissées, ces voies ont repris de la valeur. Car la rareté est précieuse ! L’originalit­é inspire ! Et cela, Baptiste le Haut-Savoyard l’a compris mieux que les autres. Au mépris de toute considérat­ion sur la cotation ou sur la rentabilis­ation chiffrée de son temps et de son entraîneme­nt, il est parti en quête des lignes oubliées de sa région.

Voilà ce qui se cache derrière la première répétition, 17 longues années après la première par Fred Rouhling, du sordide 9a de Mandallaz Drive. Au temps des gros dévers, des colonnette­s et des voies « soft », il faut être un peu fou pour investir trois saisons et des essais par dizaines dans ce petit mur aux prises inexistant­es ! Cette réalisatio­n n’est pas simplement une victoire physique dans une voie dure, c’est le triomphe d’une vision de la grimpe inspirée et rafraîchis­sante face à la domination sans partage du chiffre et des « listes de croix ». Nous en reparleron­s, de ces lignes oubliées. Promis !

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© Jan Novak. Stefano Ghisolfi fusionne avec le mur dans Bibliograp­hie.

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