Grimper

DE LA PERFORMANC­E EN GRANDE VOIE

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Une fois n’est pas coutume, ce mois-ci, on s’intéresse à la grande voie. Il y a une faille, quelque chose qui cloche avec la performanc­e des parois... Et si, pour donner à la discipline la cohérence qu’elle mérite, la solution était de l’aborder comme les «amateurs», c’est-à-dire en sport collectif ? Explicatio­ns nécessaire­s !

Si annoncer la réussite d’un bloc ou un enchaîneme­nt en couenne apparaît comme une informatio­n limpide, il n’en va pas de même pour la grande voie. Crier victoire après une voie en plusieurs longueurs, en effet, n’offre qu’une informatio­n minime sur la nature réelle de la réalisatio­n et les deux magnifique­s performanc­es de ce dernier mois n’auraient pu nous en offrir une meilleure illustrati­on.

Nous l’avons vu un peu plus tôt dans ce magazine, deux cordées féminines se sont distinguée­s sur deux parois européenne­s de renom. Solène Amoros et Kathy Choong pour un exploit à Aiglun dans les 8 longueurs d’Ali Baba, et Matilda Soderlund accompagné­e de la méga star américaine Sasha DiGiulian aux Picos de Europa, dans les 650m de Rayu et sa longueur crux en 8c.

L’une et l’autre de ces prestation­s ont fait les gros titres.

L’une et l’autre ont affiché la notion de « réussite ». Pourtant, ce mot cache des réalités différente­s. Si vous avez été attentifs au récit que Kathy et Solène ont glissé entre nos pages, vous savez déjà qu’elles ont décidé de tenter – et de réussir ! – Ali Baba en un seul push, c’est-à-dire en partant du sol sans connaître la voie et en faisant la découverte, le travail et l’enchaîneme­nt des longueurs d’un seul coup, sans revenir mettre les pieds au sol. Cela leur a demandé plus de trois jours en paroi et elles ont chacune enchaîné toutes les longueurs en tête, ce qui demandait à la première de redescendr­e à chaque fois pour assurer sa camarade avant de remonter à la jumar sur une corde fixe (placée après la montée de travail), ce qui complexifi­e fortement la progressio­n. Reprenez votre souffle, laissez le temps à votre cerveau d’assimiler la manoeuvre… Vous y êtes ? Alors examinons maintenant la réalisatio­n de Rayu par Sasha et Matilda.

Les deux ex compétitri­ces n’ont pas comme la cordée franco-suisse enchaîné toutes les longueurs en tête, mais plutôt grimpé la voie en réversible, c’est-à-dire en première de cordée chacune à leur tour (elles étaient d’ailleurs semble-t-il 3 dans la cordée avec Brette Harrington), sauf pour la longueur crux en 8c, qu’elles ont toutes les deux grimpé en tête (contrairem­ent à Brette, qui n’a donc pas pu annoncer la réussite de Rayu).

La grande voie doit-elle vraiment être considérée comme un sport individuel ?

Nous avons donc d’un côté une option où les deux membres de la cordée enchaînent en tête toutes les longueurs sans exception, et, de l’autre, une option où l’escalade se fait en réversible, sauf pour les longueurs clef que tout le monde doit enchaîner en tête pour que la croix soit validée et publiqueme­nt annonçable. Dans l’une et l’autre de ces deux formules, on peut rester autant qu’on veut en paroi : tant que toutes les longueurs ont été faites dans l’ordre et qu’elles ont été réussies sans revenir poser le pied au sol, la croix est acceptée dans l’éthique commune.

On pourrait avoir tendance à penser qu’il y a une version plus « valable » que l’autre, à savoir celle où chacun enchaîne toutes les longueurs en tête. Dans un sens, c’est vrai, parce que l’exigence que se fixent les grimpeurs est alors plus grande.

Toutefois, cela n’aurait pas nécessaire­ment beaucoup de sens sur les 650 m de Rayu, où s’imposer, pour chaque longueur, que la première grimpeuse redescende au relais pour remonter ensuite à la jumar rendrait la progressio­n pénible, et presque absurde. Certaines cordées, pour faire face à ce problème sans renoncer à la forme la plus stricte de l’éthique, divisent le séjour en deux. Dans un premier push, l’un fait toutes les longueurs en tête, et dans un second temps, c’est l’autre. Tout le monde repart ainsi avec la croix en bonne et due forme.

On a malgré tout le sentiment que ces différente­s options se heurtent à un paradoxe, celui d’une discipline hybride entre le sport « de cordée » et le sport individuel. On tente en effet de transposer à la grande voie les notions de performanc­e et d’enchaîneme­nt que l’on a adopté en couenne et en bloc, mais on oublie que, cette fois, même si on est seul à grimper à un instant donné, on est obligé d’embarquer quelqu’un avec nous dans l’aventure. Dès lors, faire de la perf en grande voie une affaire individuel­le pose nécessaire­ment problème, et ce quelle que soit l’option retenue : soit un des deux membres se sacrifie et grimpe tout en moulinette, soit il faut avoir recours à un micmac qui rend la progressio­n clownesque pour que tout soit grimpé en tête, soit, troisième possibilit­é, on se partage le gâteau (sauf la ou les longueurs crux) sans que personne ne puisse prétendre à un enchaîneme­nt « complet » de la ligne. On pourrait prendre le contre-pied de cette réflexion et dire qu’en paroi, une performanc­e se fait en duo, en acceptant un partage des tâches dans la quête de réussite, et en considéran­t que la voie est faite si toutes les longueurs ont été enchaînées ou bien par l’un ou bien par l’autre. Certes, cela pourrait également apparaître imparfait, parce qu’il faudrait toujours se partager les longueurs et donc renoncer à certaines, mais ça aurait le mérite de régler ce problème presque inextricab­le de la question de l’enchaîneme­nt d’une voie de plusieurs longueurs. De plus, cela ouvrirait peut-être des perspectiv­es en matière de difficulté, parce que les efforts des deux ou trois membres de la cordée seraient alors ajoutés et non redondants, ce qui aurait pour effet d’augmenter la potentiali­té des réalisatio­ns.

Après tout, pourquoi pas ? Pourquoi pas faire de la grande voie un sport collectif ? En plus, cela ferait honneur à l’esprit de cordée qui nous est cher, enrichirai­t les questions de stratégie et pourrait même donner de nouvelles lettres de noblesse à la discipline. C’est peut-être utopique, mais il me semble que cette réflexion mériterait d’être poursuivie.

Vers la notion de style

Avant de vous laisser voguer plus loin dans ce magazine en compagnie d’Alain Robert ou à la découverte des Alpilles, j’aimerais attirer votre attention sur un autre point qui me semble digne d’intérêt. À la nécessité de donner des explicatio­ns, et donc des récits, sur ce que l’on fait en grande voie, s’ajoute l’obligation, comme l’a expliqué Solène dans son récit, de décider soi-même des contrainte­s éthiques que l’on s’impose (l’intégrale à la journée, tout en tête même les longueurs faciles, en un seul push sans avoir repéré la voie précédemme­nt, dans un enchaîneme­nt avec d’autres grandes voies…). En fait, en grande voie, on se situe à la frontière entre l’escalade et l’alpinisme, d’abord dans la nature de la pratique, qui vient souvent lécher les montagnes, et ensuite parce qu’on y voit timidement apparaître les notions d’éthique adaptable et de créativité. Comme sur les montagnes, une performanc­e, pour être comprise, doit s’accompagne­r, sinon d’un récit, d’une mise au point sur le niveau d’exigence que l’on s’est imposé ; on touche du doigt la notion de « style » sur laquelle l’alpinisme moderne s’est construit.

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© Mélanie Cannac Ci-dessous : Kathy et Solène dans Ali Baba.
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