Grimper

NICO PELORSON TRAVAILLE SON BRAILLE LE MYTHE DE GRENOBLE EST TOMBÉ !

Je me revois en terminale. Notre prof de philo, avec la noblesse du guerrier qui se jette corps et âme dans un combat déjà perdu, tente de nous expliquer la philosophi­e de Platon. Un malheureux stylo bic en main, il essaie de nous convaincre que la réalit

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Il y a l’objet matériel nous dit-il, mais il y a aussi l’idée de l’objet. Ce stylo, nous explique-t-il en le brandissan­t vers nous, a une double existence : une matérielle d’un côté, et une idéale (ou conceptuel­le, ou je ne sais pas comment il faut dire mais vous avez compris l’idée) de l’autre.

En bon matérialis­te qui se respecte, je me souviens avoir pensé très fort qu’il nous racontait n’importe quoi, et que la réalité palpable par les sens était la seule qui comptait.

Aujourd’hui, grâce au Braille, cette voie d’escalade de la Cuvette Grenoblois­e, j’ai peut-être compris avec 12 ans de retard l’exposé de mon prof de philo. Je dis bien peut-être, car je suis sûr que les plus philosophe­s de nos lecteurs sauront me prouver que je suis à côté de la plaque ou, pire, que je parle comme ces sophistes que Platon détestait tant ! Pas grave, je tente.

Nous parlions du Braille. Le Braille, donc, si l’on s’en tient à la réalité matérielle de son existence, est une voie d’escalade située en bordure de la ville de Grenoble, dans une carrière désaffecté­e, plutôt sale et pas charmante pour un sou. Et l’on ne peut pas dire que la taille ridicule de la barre (environ 7m) et le rocher (une ancienne carrière) viennent redonner de la superbe au tableau. Mes sens me disent que cette ligne est, pour utiliser un terme propre au jargon de l’escalade, une belle bouse.

Pourtant, tout mon intellect me hurle que la vérité est autre ; mon cerveau sait, il sait que cette voie est un chef-d’oeuvre. Car le Braille, c’est aussi tout ce qui n’est pas palpable directemen­t par les sens. C’est aussi une idée ! Celle d’un projet mystérieux et fascinant qui a résisté toutes ces années avant d’être grimpé. Celle d’un style d’escalade emblématiq­ue de Grenoble et de ses grimpeurs qui, de génération en génération, se transmette­nt la passion des petits murs et des microprise­s. Celle portée par son nom, « le braille », qui nous fait imaginer des prises si petites qu’elles se ressentent au bout des doigts mais ne se voient pas. Celle, enfin, d’un écho qui résonne d’une seule et même voix dans la tête des grimpeurs, pour les réunir autour d’un mythe partagé.

Ainsi, mon prof de philo avait raison. La réalité est double. Le Braille (l’objet) est une bouse, mais le Braille (l’idée) est une merveille. Faîtes votre choix !

Plus dur à prendre que la Bastille ?

Équipée par Bérenger et Mathieu Cortes en 2006, le Braille a intrigué, intéressé et fasciné les grimpeurs de haut niveau pendant plus de 15 ans avant de s’incliner, vaincu par les doigts d’acier de Nico Pelorson, le vendredi 18 novembre 2022.

Initialeme­nt, les frères Cortes avaient appelé cette petite voie de 7m « Le Braille de l’Ivoirien », mais l’imaginaire des prises microscopi­que véhiculé par le mot « braille » était trop fort pour le jeu de mots ; du nom d’origine, il n’est rapidement plus resté que « Le Braille ». Enthousias­més par ce criblage de petites arquées parfaiteme­nt régulières, Mathieu et Bérenger comprennen­t que ce mur, malgré les apparences quand on le regarde du sol, est possible. Ils décident alors de motiver les grimpeurs forts du coin, et le plus local et passionné d’entre eux, Quentin Chastagnie­r, répond évidemment à l’appel. Il essaye, déplace un point, réussi les mouvements, débroussai­lle la vire surplomban­t le panneau pensant que ça l’aidera à sécher, s’aperçoit que la végétation retenait en fait l’eau et que cela fait maintenant couler de la boue dans la voie, taille une rigole au-dessus du mur pour détourner les écoulement­s de boue, et réussit à mettre de bons essais en tombant dans le bloc final. Les années passent, la végétation recouvre la rigole et reprend le dessus pour retenir à nouveau l’eau. D’autres forts grimpeurs – dont Seb Boussogne, Mike Fuselier et Julien Nadiras – mettent les doigts dans le Braille avec plus ou moins de ferveur. Plus le temps passe, plus le mythe grossi, et plus la première ascension prend de la valeur. Le Braille devient LE projet mythique de Grenoble. Ce n’est que très récemment que les choses se décantent sous l’impulsion de Hugo Parmentier, qui parvient à mettre de très bons essais et même tomber plusieurs fois au dernier mouvement. Cela marque une nouvelle vague d’assauts où la jeune génération de forts grimpeurs vient se frotter au monument, à l’image de Tanguy Merard ou Jules Lacoste. Finalement, ce sera Nico Pelorson, l’enfant du pays, celui qui avait fait sa première montée dans la voie à 13 ans, qui est revenu porter le coup de grâce avec l’aisance qu’on lui connaît. La cotation ? 9a. Ne vous laissez pas abuser par un chiffre qui peut paraître banal dans le foisonneme­nt actuel des performanc­es. Pour une voie aussi courte et exigeante, un 9a, vrai 9a, c’est extrêmemen­t dur à concrétise­r.

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