GÉNÉRATION SUPERSTARS !
Dans les années 80, l’escalade sportive se développe comme un sport à part entière, et non plus uniquement comme un entraînement pour la montagne. Une communauté se crée, des leaders s’imposent, et la concurrence est rude pour obtenir reconnaissance et se faire une place parmi les meilleur.e.s. Dans un contexte où le niveau augmente aussi rapidement que l’offre de voies dures, certaines femmes se font connaître et font leur nid parmi ces hommes tonitruant, en se trouvant un allié bien particulier : les médias.
Cela n’est pas sans attiser les jalousies ! Devenant de véritables stars de cinéma, leurs multiples apparitions à la télévision font de l’escalade un sport attractif et sensuel, venant rompre avec l’imaginaire viril de la montagne. Pourtant si peu nombreuses, elles rayonnent et monopolisent la scène médiatique, laissant peu de place à leurs congénères masculins, terrés dans l’ombre de ces blondes qui menacent de devenir aussi fortes qu’eux.
Si les femmes ont toujours été les compagnons de cordées occasionnelles de leurs hommes, elles ont longtemps été reléguées au rôle de second, de suiveuse, d’accompagnatrice. L’émancipation féminine post mai 68 et la sécurisation progressive de l’escalade sportive s’est traduite par des considérations nouvelles : la femme grimpeuse est plus que juste l’épouse d’un tel et peut enfin pratiquer pour soi, être première de cordée. Malgré des discours d’infériorisation et le rappel incessant de barrières de niveau soi-disant infranchissables, certaines, de par leur force de caractère et leur talent, vont balayer ces préjugés et chambouler les hommes, égratignant leur ego. Pas de hasard cependant : les rares qui ont su s’imposer parmi les hommes ont dès le début fait le deuil de quelconque signe de faiblesse ou attitude qui pourrait les ramener à leur “statut féminin”.
Élaborer une chronologie des premières féminines ayant atteint le septième degré est un exercice précaire tant certaines performances sont restées sous silence. Si les médias se sont intéressés aux grimpeuses, c’est en partie le résultat du jeu de contact entre ces femmes particulières et les gestionnaires des news. Pas de contacts, pas d’articles. Cependant, une grappe de filles joue des coudes et suit des courbes de progression quasi similaires. Si en 1977 Lynn Hill enchaîne le premier 7a outre-atlantique, il faut attendre 1983 pour que trois européennes - Françoise Quintin, Catherine Destivelle et Christine Gambert - réalisent ce niveau de difficulté sur les falaises historiques du Baou, du Saussois et du Frankenjura. Lynn Hill s’octroie également le premier 7b et 7b+ féminin, suivie de près par Catherine, et son enchaînement de dans les Gorges du Verdon. C’est d’ailleurs cette voie qui lancera son inspirante carrière !
Catherine Destivelle, du premier 8a au piolet d’or
Banlieusarde parisienne, Catherine découvre jeune l’escalade à Fontainebleau. Dotée d’un instinct exceptionnel pour la grimpe, elle ne passait jamais inaperçue, malgré sa volonté de discrétion. “Le danger n’existait pas dans ma tête. J’avais l’impression que je ne pouvais pas tomber. J’avais beaucoup d’instinct et je ne volais jamais ; alors, je faisais beaucoup de longueurs encordées mais sans rien mousquetonner”. Progressivement, le regard extérieur et la proximité avec d’autres grimpeuses lui font prendre conscience de son niveau. “Beaucoup d’hommes, je me souviens, se lançaient dans les voies derrière moi en pensant que c’était facile. Ils se disaient que ça ne devait pas être très dur si je le faisais. Ils sont nombreux à s’être cassés le nez !” Courant dans les voies, doublant les cordées, c’est ainsi, par hasard, qu’elle se fait repérer par Robert Nicod. Celui-ci réalise alors le fameux court-métrage, “E pericoloso sporgersi”, dans lequel elle apparaît enchaînant le premier 7b+ féminin européen (Pichnibule au Verdon, qui serait sans aucun doute côté autrement de nos jours !). Ce court métrage initiera son explosion médiatique. “C’est surtout mon film qui m’a fait connaître. J’étais ennuyée d’être connue juste pour ça, j’avais peur d’être médiatisée seulement grâce à mon physique. Comme je suis assez orgueilleuse, j’ai voulu prouver quelque chose”. Sa capacité à engager, à grimper en tête, à une époque où l’équipement ne laissait parfois pas droit à l’erreur la distingue de ses congénères féminines. En 1985, un grave accident en montagne vient restreindre Catherine dans ses aspirations alpines, qu’elle délaissera quelques années au profit de l’escalade. Son investissement est alors total. Elle sort de cette épreuve plus forte que jamais, et devient la première femme à entrer dans le huitième degré avec fleur de rocaille, à Mouriès “À l’époque, j’étais dans le mood sponsor, j’étais soutenue, et je revenais de loin, je me suis pété le dos. J’ai mis du temps à me remettre au niveau et Fleur de rocaille m’a remise sur les rails. J’ai jamais trouvé ça très joli comme voie, franchement, c’est juste le niveau qui m’intéressait.”
Les réactions suite à cet enchaînement ? “En fait, j’ai pas eu de réactions. Puis, il y a eu des décotes, et j’étais assez d’accord avec eux. Je m’en foutais à vrai dire, j’ai pas fait la gueule parce qu’ils l’ont décotée. Tout d’un coup, le projecteur est dessus et on se rend compte que c’est peut être plus facile que ce qui était indiqué, moi ça ne m’a pas gênée. Ce qui m’importait, c’était de le faire.” Fleur de rocaille, décoté à 7c puis recoté à 7c+ est d’après Pablo Recourt, un belge à bicyclette en quête depuis plusieurs mois du plus beau 8a de France, “le 7c+ le plus 8a de toutes les Alpilles”.
Elle confirme son statut d’octogradiste en 1988 avec l’enchaînement de Chouca à Buoux, le premier 8a+ féminin : “Chouca, c’est beaucoup plus joli, ça a plus d’ampleur, des beaux mouvements”
Catherine va également illustrer son talent dans le cadre des compétitions naissantes, remportant la première de l’histoire, à Bardonecchia. Régulièrement, elle se mesurera à sa principale rivale, la tumultueuse Lynn Hill, pour le grand plaisir du public.
Superstar de la grimpe, elle coupe court avec l’escalade sportive, la compétition et les ragots du milieu pour retourner en 1991 vers sa vocation première, la montagne, où elle se démarquera par une carrière exceptionnelle, impossible à résumer en quelques lignes. Elle fut d’ailleurs la première femme honorée du piolet d’or carrière, en 2020. Comme présentée lors de la remise de son prix, “elle reste à ce jour la première et seule femme à avoir gravi, en hiver et en solo, les faces nord de la mythique trilogie alpine : le Cervin, les Grandes Jorasses et l’Eiger. En mars 1992, quand elle gravit l’Eiger à vue (au premier essai), surnommée « l’ogre des Alpes » car considérée comme l’une des pentes les plus dangereuses, elle change de dimension et entre dans la légende.”
Le 8b féminin pour Isabelle Patissier
Suite à la décote de Fleur de rocaille, le premier 8a reste encore à réaliser. C’est ce que va s’empresser de faire l’italienne Luisa Iovane en 1985 à Val San Nicolo en enchaînant Come back.
Dans la foulée, trois femmes s’octroient la répétition du mythique Rêve de papillon à Buoux, dans l’ordre : Christine Gambert, Lynn Hill et Catherine Destivelle. Christine Gambert, peu connue malgré son enchaînement du premier 7c+ féminin européen, Chimpanzodrome au Saussois, se confie récemment, à soixante ans passés en répondant aux questions pour le site escalade-alsace. com. En toile de fond ? Le goût amer d’avoir dû faire ses preuves dans un jeu aux règles médiatiques inégales : “Il y avait un monopole des parisiens sur la presse de la montagne. Ils visaient à médiatiser tout leur petit groupe et à évincer les autres, tout spécialement ceux qui n’étaient pas de leur milieu, de leur classe sociale”. Christine, malgré sa discrétion involontaire, ébranlera à l’occasion certaines idées reçues : “Lorsque j’ai enchaîné
India (7c), au Mont Arapiles, C’était dingue ! Quand je me suis encordée la première fois au pied de la voie, des grimpeurs m’ont demandé ce que je voulais faire. Comme si tenter cette voie n’était pas possible pour une femme ! Les plus forts essayaient de la faire depuis longtemps et ils n’ont rien compris quand je l’ai enchaînée très vite ! Louise Shepherd (pointure australienne de l’époque) jubilait et des féministes étaient venues m’interviewer.” En 1988, Isabelle Patissier marque le coup et l’histoire s’accélère. Le premier 8b féminin tombe : d’abord avec Echographie au Verdon, qui sera finalement décotée à 8a, puis Sortilège, au Cimaï. Isabelle, surnommée “La Patoche” par les autres grimpeuses, la “princesse de l’escalade” par les chroniqueurs de Grimper, est déjà connue du milieu, et bien au-delà. En faisant la une de l’Express Sport, l’escalade sera, grâce à elle, pour la première fois mise sous les feux des projecteurs dans un magazine non-spécialisé. La “belle et toute féminine” Isabelle se “laisse croquer par les caméras”, notamment celle de Philippe Lallet, à l’âge de vingt ans à peine et à de multiples reprises. Se faisant remarquer dès ses premières compétitions, elle viendra décrocher, par son talent et sa rigueur, quatre titres de championne de France et deux de championne du monde. Elle ne décrochera pas, cependant, la sympathie de ses congénères féminines : ces dernières se souviennent d’une Patoche froide et distante, toujours bien entourée d’hommes lui faisant la cour. En effet, le physique, la douceur, la grâce de la jeune Isabelle, sans cesse mis en avant dans les médias, en font la figure féminine de l’escalade la plus érotisée que notre microcosme ait connue. Voici la caractéristique d’un phénomène toujours actuel : l’engouement relatif des médias, conditionné par un certain alignement avec les stéréotypes de beauté féminine en vigueur, qui joue injustement en faveur de certaines athlètes plus que d’autres.
Peu après, Sortilège sera également enchaîné par les pointures que sont Lynn Hill et Corinne Labrune. Ces répétitions ne sont pas la marque d’un 8b accessible, mais celle de l’émulation créée par un Cimaï en effervescence. Vous pouvez d’ailleurs aller faire un tour sur Youtube et visionner Seb Bouin s’ouvrir les doigts dans cette voie extrêmement exigeante dans le cadre de sa série Vintage Rock Tour. Les premiers 8b féminins ne sont cependant pas uniquement des voies old school : Isabelle Patissier en surprendra plus d’un lorsqu’elle enchaînera Rastata à la grotte de l’ours, soit d’après les Grimper d’époque “sûrement le 8b le plus bourrin de la planète”. Des mouvs physiques, sans inter, dans un dévers que l’on « croise rarement en falaise. Bref, pas un 8b de fille ! ».
Lynn Hill : 30 ans après, on ne comprend toujours pas
L’une des figures les plus emblématiques de l’escalade féminine, et de l’escalade tout court, Lynn Hill bouleverse, par son état d’esprit explosif et les ascensions marquantes de sa carrière exceptionnelle, chacun des champs de l’escalade : de la compétition, au sportif, en passant par le Big-Wall… dans une incessante ferveur pour la grimpe. Puits sans fond d’inspiration pour les générations suivantes, elle fit partie de ces grimpeur.se.s dont l’escalade en elle-même fût porteuse d’un message, d’une conception. La sienne : Le rocher ne discrimine pas, toute escalade est possible et le genre n’est en rien un facteur limitant. Plus fort encore, l’ambition de Lynn Hill ne fut pas seulement d’établir que les femmes avaient tout autant de compétences que les hommes pour performer en escalade, mais de servir de modèle d’égalité, transférable à toutes les autres sphères de la société. Ainsi, en exprimant sa volonté de récuser, par son escalade, les stéréotypes, limitations, injonctions dont étaient et restent victimes les femmes, Lynn s’incarne comme le.a grimpeur.se le.a plus contestataire de l’histoire du libre.
Lynn Hill découvre l’escalade adolescente et s’établit très vite dans la vallée du Yosemite dans les années 70, où elle se fond rapidement dans la communauté existante. Elle adopte le mode de vie marginalisé de l’époque et y rencontre ses premiers modèles : Mari Gingery ou encore Beverly Johson, une grimpeuse étant déjà restée 10 jours seule sur El Capitan, une performance équivalente à celle des hommes. Très jeune sensible à l’image de la femme véhiculée par les médias, et influencée par les mouvements sociaux et de libération de la femme des années 60, la posture non-conformiste qu’elle adoptera face aux attendus de la société influencera son tempérament en tant que grimpeuse. Derrière son état d’esprit complexe, une certitude : celle que les femmes ont autant d’atouts pour l’escalade que les hommes, première activité à laquelle elle participe qu’elle considère comme par nature égalitaire. Surfant sur une vague médiatique grâce à des prestations se voulant spectaculaires (telles de l’escalade sur une montgolfière), Lynn sort de la précarité et peut vivre pleinement de l’escalade. Jusqu’en 1983, sa grimpe se conforme aux techniques du libre « à la californienne » : toujours à vue et en posant les protections. Elle fera par la suite parler d’elle lors des premières compétitions de l’histoire de la grimpe. Connue pour gagner, mais également pour ses revendications égalitaristes, l’histoire en retiendra certaines de ses répliques, comme lorsqu’elle hausse la voix à Arco pour réclamer un price money égal pour les hommes et les femmes, requête à laquelle le président de l’IFSC, Marco Scolaris (qui en est encore à la tête aujourd’hui), répondra “Les femmes seront payées autant que les hommes quand elles grimperont torse nu ! ”. Elle revendiquait par la même occasion des voies de compétition femmes plus dures, voire de concourir sur les voies de finale masculines ! « on nous impose des limites. Pourquoi les femmes ne pourraient-elles jamais faire aussi bien que les hommes ? Une femme avec une personnalité très forte peut compenser les inégalités physiques, pourquoi nous imposer des limites ?»
Ses voyages et le côtoiement des pointures de la grimpe européenne vont faire évoluer sa pratique vers l’escalade sportive telle que nous la connaissons. Malgré les débats qui font rage à propos de la définition du libre entre Européens et américains, ces derniers dénonçant l’après travail, l’utilisation de spit ou encore l’observation des prises du haut ; Lynn fait abstraction des discordes et prône la tolérance par ses points de vue nuancés, considérant que chacun est libre de sa pratique. En adoptant les méthodes de l’après travail, elle sera la première femme à enchaîner un 8b+, Masse Critique au Cimaï. Elle réalisera également le premier 8a féminin à vue : Simon, dans le Frankenjura.
C’est lorsqu’elle se lassera de la compétition, quelques années plus tard, qu’elle accomplira son plus grand exploit. “Je voulais tirer profit de mon expérience et de mon niveau pour une escalade ambitieuse qui refléterait mes valeurs en tant que grimpeuse”. À la recherche d’un challenge à la taille de son talent, elle emploiera son énergie à tenter de libérer la voie la plus dure du Yosemite. Objectif de longue date pour la plupart des meilleurs grimpeurs américains, cette libération convoitée se faisait tant attendre que nombreu.ses étaient celleux qui croyaient cela impossible : 1000 mètres d’escalade extrêmement exigeante dont deux longueurs établies à 8b+. En septembre 1993, elle le fit : être la première liberat.eur.rice du Nose, suivie de la mythique réplique à destination de ses congénères, amers : “It goes Boys !”. “Apparemment, le commentaire de John Long sur mes petits doigts, un atout pour la longueur du Great Roof, donna l’impression que la principale raison de ma capacité à réaliser la première ascension en libre du Nose était due au fait que j’étais une femme avec de petites mains !”. Pour enfoncer le clou, l’année suivante, Lynn se fixa le défi faramineux d’enchaîner ce même Nose, à la journée, alors que personne ne s’était même rapproché d’une telle prouesse. Exploit qu’elle parviendra à accomplir en 23 heures d’escalade consécutives : l’accumulation des longueurs l’a menée à un état de fatigue tel qu’elle considère l’enchaînement du Great Roof comme “l’effort le plus important de toutes les escalades de sa vie”. Vue par beaucoup comme le plus grand accomplissement jamais réalisé en escalade, la secousse Lynn Hill restera pour toujours la preuve empirique que les performances féminines peuvent outrepasser celles des hommes. En y retournant plus tard elle ajoutera : “J’ai pu pleinement apprécier la difficulté de cette escalade et à quel point j’ai été motivée par montrer de quoi les femmes étaient capables. Beaucoup de jeunes femmes déclarent ensuite que mon enchaînement a eu un impact sur la question de l’égalité de genre en escalade”.