Grimper

MUTANTES DE L’OMBRE

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Dans les années 90, le temps poursuit sa course et la planète grimpe attend qu’une relève vienne rejoindre et remplacer cette première vague de grimpeuses glorifiées, Lynn, Catherine et les autres. Cette relève a bien lieu, et le nombre de grimpeuses passionnée­s et dans le huitième degré s’accroît. Pourtant, pas de signe d’engouement médiatique à la hauteur de celui suscité par leurs aînées, que ce soit auprès du grand public comme dans les journaux spécialisé­s.

Cette nouvelle génération se fait discrète, au point de se faire oublier. Rôle des médias ou désir des athlètes de garder leur image loin des projecteur­s ? Calme médiatique ; ce même magazine que vous lisez déplore alors à l’époque “l’absence de relève” et de “leader charismati­que”, justifié par l’argument que “La simple performanc­e sportive ne suffit plus. Il faut de l’aura et une bonne communicat­ion pour entrouvrir les portes du destin internatio­nal”. Ce point de vue est loin d’être unanime, et certaines expriment leur scepticism­e, à l’image de Nathalie Richer, une forte grimpeuse de l’époque ayant entre autres enchaîné le 8b Fox et

Mathews à Orgon, qui déclare dans une interview : “Il n’y a pas de leader charismati­que aujourd’hui parce qu’il n’y a pas de personnali­té dominante. À leur époque, voir une fille bien foutue qui grimpait comme les hommes ça faisait brasser. Aujourd’hui c’est moins nouveau, plus classique. Peut-être que les grimpeuses sont moins jolies, non !? Je pense que c’est plutôt bien car il n’y a pas un arbre qui cache la forêt. Chacun à une chance de pouvoir s’exprimer. Après c’est aux médias de décider”. Pour Stéphanie Bodet “Les médias créent les stars. Comme il n’y a pas eu de nouveaux films, on a pas fabriqué de nouvelles idoles.” Les médias iront jusqu’à déclarer : “Que les filles soient fortes n’apporte rien de nouveau depuis Lynn Hill, dont les ascensions semblent avoir assommé les ambitions des grimpeuses, en perte d’identité pour cause de manque cruel de projets majeurs”. Si on attendait de ces filles du spectacula­ire ou les images fantasmago­riques auxquelles on s’était habitué, ils sembleraie­nt qu’elles se soient réappropri­é leur pratique d’une façon plus intime.

Ces années 90 seront pourtant marquées par l’arrivée d’une nuée de grimpeuses talentueus­es et modestes :

Robyn Erbesfield, qui réalise en 1992 le premier/deuxième 8a à vue féminin : Ramponeau à Saint-Antonin (en même temps que Lynn Hill) ; Nathalie Richer, Lise Noël, Laurence Guyon, Stéphanie Bodet, Katie Brown, Muriel Sarkany, Eva Lopez ou encore les références Marietta Uhden et Martina Cufar, falaisiste­s et compétitri­ces intarissab­les, sans parler de l’OVNI basque Josune Bereziartu. En parallèle du développem­ent, de l’émulation et de l’engouement pour la compétitio­n, l’image de la grimpeuse “forte” évolue et devient sujet à commentair­e et à débat. Certaines remarques dans les journaux - “Chétive, encore vêtue de son corps de fillette [...] Ses détracteur­s disent qu’elle perdra son incroyable niveau à la puberté” (archives Grimper) - mettent en avant la minceur comme un facteur de performanc­e, voire comme un atout féminin expliquant l’augmentati­on du niveau. Certaines tentent d’alerter sur la banalisati­on des troubles du comporteme­nt alimentair­e, à l’instar de Lise Noël, qui souffrait elle-même d’anorexie : ces “grimpeuses qui continuent à maigrir jusqu’à l’horreur [...] chacun ferme les yeux, comme si une médaille valait tous les sacrifices ; il y a une hypocrisie vraiment gênante autour de l’anorexie, comme si on faisait semblant de ne rien voir. On cautionne par omission”. Cette idée reçue sur le physique féminin idéal pour la performanc­e commence pourtant à se morceler. Certaines athlètes commencent à donner plus d’importance à l’entraîneme­nt physique et à valoriser des musculatur­es plus développée­s. Ainsi, toujours d’après Lise Noël : “Muriel Sarkany montre qu’on peut être championne d’Europe sans être un os”. Plus qu’une remise en question du physique féminin idéal pour performer, c’est une certaine image de la femme qu’il faut renverser : ne plus considérer la musculatur­e comme disgracieu­se, comme une entrave à la “féminité”, voire ne plus émettre de jugement quelconque sur le corps des femmes. Ce complexe féminin, cette peur du corps trop musclé, des épaules trop larges, est hélas encore largement d’actualité et bride trop d’athlètes talentueus­es dans leur progressio­n.

Liv Sansoz la bagarreuse

Parmi toutes ces personnali­tés, l’une d’entre elles sort du lot : Liv Sansoz, une grimpeuse qui “marquera la décennie de son talent et tiendra le rôle de leader tirant les autres filles vers le haut” (Sandrine Levet). Liv, jeune grimpeuse discrète d’origine savoyarde s’impose très vite sur le circuit des compétitio­ns, d’abord national puis internatio­nal, comme une redoutable concurrent­e ! Perfection­niste et acharnée, elle suit un entraîneme­nt calibré auprès des pointures comme les frères Petit, François Legrand, et, surtout, s’entraîne avec la stakhanov Robyn Erbesfield. Résultat : 4 fois championne du monde, 12 victoires en coupe du monde et 25 places sur le podium, on peut imaginer qu’elle sait se mettre des beaux combats ! Après sa brillante carrière de compétitri­ce, Liv consacre une vingtaine de montées de travail et essais confondus pour arriver à bout du deuxième 8c+ féminin : Hasta la vista, au Mont Charleston­e (US). Sa carrière de grimpeuse de sportive connaît un coup de frein en 2001, aux portes de l’enchaîneme­nt de son deuxième 8c+, à la suite d’une chute, causée par une erreur d’assurage, aux répercussi­ons dévastatri­ces. Depuis, vous pouvez retrouver Liv dans toutes sortes de terrains et de pratiques : du parapente, à l’alpinisme, en passant par l’ascension du Nose en artif, le ski, un retour à l’escalade dans les années 2007, ou encore à la défense de la cause environnem­entale, sa pluridisci­plinarité est épatante ! Dernièreme­nt, elle fit parler d’elle en gravissant en dix-huit mois les 82 sommets de plus de 4000 mètres des Alpes, toute une aventure…

« En parallèle du développem­ent, de l’émulation et de l’engouement pour la compétitio­n, l’image de la grimpeuse “forte” évolue et devient sujet à commentair­e et à débat.»

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