Grimper

LIV SANSOZ

« J’AVAIS DU MAL À ME DIRE JE VENAIS POUR GAGNER, J’ÉTAIS UN PEU TROP TIMIDE »

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Nous avons tenté de cerner une partie de la singularit­é de Liv à travers une interview délicieuse, dont la douceur et la modestie laissent tout de même entrevoir des secrets exaltants. Témoignage vibrant d’une championne qui nous offre de quoi nourrir notre réflexion et nous ouvrir à toute la spirituali­té que propose ce sport magique qu’est l’escalade. Est-ce que des figures féminines t’ont particuliè­rement inspirée ?

Plusieurs, mais parmi les personnes proches, une en particulie­r : Robyn (Erbesfield), avec qui j’ai été beaucoup en contact, on avait une belle amitié, elle était hyper forte et forcément elle m’a donné des clés. Une autre, c’est Isabelle. Elle était beaucoup plus centrée sur elle-même et c’était un peu la star, mais son escalade était inspirante. Moi j’aime voir une personne et trouver ce qu’elle avait de géniale en elle. Chacune des femmes de la génération avant moi avait quelque chose de spécial. Je me suis inspirée de toutes les personnes autour de moi plutôt que des grimpeuses fortes et connues. À l’époque, ça m’allait bien de grimper avec des gars parce que j’étais tirée d’un cran vers le haut, ils essayaient des voies dures et c’était un peu plus boostant pour moi à ce moment-là.

J’espère qu’on a poussé d’autres femmes à se dire “ah tiens, si elles y arrivent, alors moi aussi je peux y arriver”. J’espère qu’on a eu cette influence-là, et, d’ailleurs, je me suis rendu compte que quand tu vas en falaise aujourd’hui, tu vois énormément de femmes. C’est peut-être le résultat d’inspiratio­ns successive­s des femmes de génération en génération.

D’où te vient ton désir de performanc­e ?

Ça a toujours été comme ça. Le sommet de la voie est là-haut ; je voulais y aller. Je ne pouvais pas me satisfaire d’un arrêt ou de ne pas arriver au sommet. Dans mon référentie­l, en compétitio­n, la voie de finale, je voulais aller en haut, c’est ça que je venais chercher. Il s’agissait plus d’un dépassemen­t personnel, d’un challenge contre moi-même, que de battre d’autres personnes. La question n’était pas de savoir si j’allais être la meilleure, mais plutôt : « est-ce que la personne que je suis aujourd’hui va arriver au sommet de cette voie ? » Dans une démarche de haut niveau, tu ne peux pas faire les choses à moitié, tu es obligée d’être exigeante avec toi-même. Pour moi, ce qui avait du sens, c’était que mes heures d’entraîneme­nt se concrétise­nt par quelque chose qui me satisfasse, et en effet, j’aurais eu du mal à me satisfaire d’une 10e place ou d’une 5e place. J’avais aussi du mal à me dire je venais pour gagner, j’étais un peu trop timide pour avoir ce mot dans ma tête, mais je me disais je venais pour sortir la voie de finale, voire de super finale. J’avais ce côté pas sûre de moi, je ne me suis jamais dit que je serai un jour championne du monde. Ça me permettait de faire retomber la pression. Une fois que tu as appris à gagner, tu sais le reproduire, tu sais ce dont tu es capable et tu as appris plein de mécanismes. C’est assez paradoxal, parce que mon manque de confiance était aussi ma plus grande force, un atout même si des fois je me disais « qu’est-ce que je fais à cette compet’, je vais même pas passer le quart de finale », et en fait, je gagnais la coupe du monde. Une fois que j’étais lancée dans la compet’, en général ça se passait très bien.

Qu’as-tu mis en place pour atteindre un tel niveau, et que n’avaient pas fait les grimpeuses précédente­s ?

C’est quelque chose qui se construit. Qu’il faut voir sur des années. On apprend énormément des autres, visuelleme­nt, techniquem­ent… J’ai acheté un livre sur la prépa mentale qui m’a énormément aidée et j’ai compris pas mal de choses sur cet aspect mental. Je voyais bien, quand on faisait des stages en équipe de France, que j’étais vraiment pas la plus forte physiqueme­nt, mais en compétitio­n, je répondais parce que mentalemen­t j’étais présente. Je pense que c’est vraiment ce qui m’a permis d’atteindre mon niveau. Je m’entraînais dur, beaucoup plus en qualitatif qu’en quantitati­f et quand je m’entraînais, tout était connecté. Tout mon focus intentionn­el était à ce que je faisais et à rien d’autre. À une telle intensité que le soir je pouvais me coucher dans mon lit et revivre les mouvements comme si je les refaisais pour de vrai. C’est assez fou ce que peut faire notre cerveau.

Le mental, c’est toute une compositio­n d’éléments différents. Évidemment, il y a la visualisat­ion, la mémorisati­on, mais il y a aussi un état qui ne s’explique pas très bien : état de grâce, état second, état de performanc­e… Quand j’y étais, je me voyais grimper à l’extérieur de mon corps, je n’entendais même plus les gens qui hurlaient pour m’encourager. Moi, je qualifie ça d’état second, certains qualifient ça d’état de grâce ou de flow, en tout cas, c’est dans cet état mental que tu es dans l’ultra performanc­e. Déjà, tout est au ralenti, plus de douleur dans les bras, puis d’un coup tu te vois en haut de la voie et tu entends à nouveau tout le monde dans la salle. Tu te demandes ce qu’il se passe, et après tu reconnecte­s. C’est dur, parce que quand j’avais 19 ans, je passais par ces états-là et n’arrivais pas encore à les expliquer, trouver des mots et les partager avec mes proches. Je me disais que j’avais vécu un « truc de ouf », et la compétitio­n d’après ça se reproduisa­it, pareil, et celle d’après aussi, et j’ai finalement compris qu’en fait c’était un état de complète concentrat­ion qu’on pourrait appeler d’hyper performanc­e. C’est impossible à reproduire à l’entraîneme­nt, ça vient sur les 5-10 derniers mouvements, quand ça devient super dur et que c’est là que tout va se jouer. Ça dure quelques secondes, mais toi, t’as l’impression que ça dure 10 minutes.

Jeune, tu as souffert de troubles du comporteme­nt alimentair­e, est-ce que tu crois qu’on exerce une pression particuliè­re sur les femmes en escalade qui engendre ce genre de danger ?

« Une fois que tu as appris à gagner, tu sais le reproduire »

Oui et non, je ne connais pas les histoires de tout le monde et je me méfie pas mal des déformatio­ns des propos sur des sujets qui peuvent être délicats. En tout cas, pour moi, l’escalade n’a pas du tout été un déclencheu­r, c’était autre chose, et, au contraire, l’escalade m’a permis de surmonter ça.

Est-ce que la fédération a réagi ? Ton entraîneur ? As-tu reçu une aide provenant du milieu de la grimpe ?

Non, je ne sais pas comment c’est maintenant, mais à l’époque il n’y avait absolument aucun accompagne­ment, aucun soutien, aucune prise en charge. Les entraîneur­s savaient qu’il y avait ce genre de problèmes mais ils n’étaient pas forcément armés pour y faire face. Les fédés n’étaient pas vraiment dans le social, ce n’était pas leur rôle. Les entraîneur­s étaient des hommes, ou bien on s’entraînait tout seul, faut replacer ça dans le contexte de l’époque.

Avec ton recul, trouves-tu que la situation des athlètes a évolué ?

Oui, j’ai l’impression que les gabarits sont plus costauds, et les gars aussi. On a évolué vers des gabarits plus toniques. Évidemment, ils sont tous très fins, mais il y a eu une prise de conscience.

Selon toi, comment nous, médias, fédération­s, grimpeurs, pouvons-nous aider les personnes en souffrance ?

C’est pas évident, c’est personnel et difficile à assumer. Personne n’est vraiment armé et formé pour ça, mais le plus tôt est le mieux, parce qu’une fois que la personne est tombée dedans, c’est plus compliqué. Le mieux, c’est de tout de suite désamorcer un processus, de discuter. C’est un dialogue fin, il faut un bon niveau de compréhens­ion de la problémati­que et trouver les bons mots qui fassent déclic…

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