Grimper

EVA LOPEZ : RÉFÉRENCE MONDIALE DE L’ENTRAÎNEME­NT

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Grimpeuse espagnole emblématiq­ue des années 90’, aux côtés de la Catalane Ana Ibañez, elle fera partie des premières femmes à atteindre le 8c et le 8c+(Nuria et Potemkin à Cuenca) après travail. Ultérieure­ment, elle brillera d’autant plus dans sa carrière, non pas de sportive, mais de scientifiq­ue, grâce à son apport considérab­le à l’entraîneme­nt spécifique en escalade.

En effet, elle sera la première à réaliser des recherches assez rigoureuse­s et protocolai­res pour avoir une valeur scientifiq­ue. Ainsi, le “Protocole force doigt Eva Lopez”, connu mondialeme­nt comme LA référence d’entraîneme­nt en escalade, lui offrira une renommée bien méritée dans le monde de la grimpe.

Quelle nouveauté as-tu apportée au monde de l’entraîneme­nt, en quoi ta perspectiv­e et ta méthode furent différente­s de ce qui avait été fait ?

Je crois que j’ai apporté la vision scientifiq­ue au monde de l’escalade. J’ai également été pionnière dans la publicatio­n d’articles d’entraîneme­nt et dispenser des cours basés sur des preuves, avec l’apport d’une forme de référencem­ent et un format scientifiq­ue. Concrèteme­nt, je suis fière de dire que j’ai soumis la grimpe à la méthode scientifiq­ue et systématis­é une forme et une méthode d’entraîneme­nt des doigts qui, aujourd’hui, est pratiquée dans le monde entier : suspension­s max lestées et sur réglettes minimum. Toute ma thèse doctorale et mes recherches sont publiques. Je n’en parle pas par égocentris­me. En science, il est toujours très important de créditer et de référencer ses sources, certaines personnes ne le font pas. Nous savons que jusqu’à présent, l’histoire a invisibili­sé les femmes dans tous les domaines, comme l’art et la science. Nous savons également que notre rôle genré féminin nous dicte d’être humbles, modestes et discrètes. Si on s’émancipe de ces comporteme­nts, on nous reprochera de nous montrer arrogantes et hautaines, tandis qu’on dira des hommes qu’ils montrent de l’assurance et de la confiance en soi. Pour ma part, j’en ai fini avec tout cela, je refuse de suivre un quelconque modèle de conduite parce que je suis une femme.

De ton point de vue d’entraîneus­e, quels furent les facteurs qui ont permis aux femmes d’augmenter leur niveau, notamment pour dépasser le huitième degré ?

Au niveau individuel, chaque femme qui s’est dépassée en termes de cotation partage une approche similaire à celles des hommes et aux autres sports : vouloir se dépasser, croire en sa capacité à y parvenir, mener à bien un plan personnali­sé et compter sur un entourage externe favorable. Pour autant, à un niveau plus général, pour que le nombre de femmes ayant cette approche augmente, tout ce que j’ai évoqué plus tôt influence. Tout nous mène au même point : en finir avec les stéréotype­s et le machisme, qui placent toujours la femme inférieure à l’homme. Pour cela, la visibilisa­tion de femmes référentes est particuliè­rement importante pour améliorer le facteur psychologi­que clé : la confiance permettant de dépasser des barrières collective­s comme celles du 8a ou du 9a. Pour que plus de femmes y parviennen­t, il est essentiel de nous éduquer dans un contexte plus égalitaire. Combien de filles dans combien de pays se voient interdites par leurs parents de pratiquer le karaté ou l’escalade parce qu’ils préfèrent qu’elles fassent du ballet ? Ou combien de parents encouragen­t la pratique sportive chez leurs fils, et non pas chez leurs filles ? Concernant les facteurs physiques de performanc­e, l’entraîneme­nt de la force, particuliè­rement du tronc supérieur, est plus important chez les femmes. Cela ouvre le débat sur comment l’entraîneme­nt de ces zones va à l’encontre des canons de beauté féminins, ainsi que les liens aux troubles alimentair­es. Combien de grimpeuses d’élites se sont exprimées récemment sur les réseaux sociaux sur leur lutte contre ce problème. Certaines le dépassent, mais combien ont été impactées au point de ne plus s’entraîner autant ou d’abandonner ?

Pour toi, quand s’est généralisé­e la recherche de performanc­e chez les femmes ?

Premièreme­nt, je ne crois pas que la recherche de performanc­e soit générale, et chez les hommes non plus. Selon une étude, c’est le cas de seulement 20 % des personnes qui pratiquent l’escalade. Nous ne savons pas si ce pourcentag­e est distinct chez les hommes de chez les femmes. Les stéréotype­s disent que oui, mais la réalité pourrait être autre. Ce qui est intéressan­t, c’est que quand une société pense que “les femmes sont moins compétitiv­es” ou que “l’entraîneme­nt les intéresse moins”, nous reproduiso­ns des stéréotype­s genrés et participon­s à ce qu’ils deviennent réalité. C’est ce que l’on appelle “prophétie autoréalis­atrice” (définie par R.Merton comme une définition faussée d’une situation, et dont les comporteme­nts résultant de cette fausse compréhens­ion recréent la situation. Ainsi la fausse définition originale devient vraie.) De là vient l’importance des référentes et de visibilise­r les accompliss­ements des femmes. C’est par ce biais que les jeunes filles intérioris­ent comme naturel que “elles aussi le peuvent”. En effet, il n’y a aucune preuve à ce que notre comporteme­nt soit fondé sur des causes biologique­s et immuables, c’est-à-dire par notre sexe. Au contraire, il s’agit d’une constructi­on sociale ; le genre qui nous modèle depuis que nous sommes nés : il nous dit comment être, parler, s’habiller ou se comporter. Le genre est quelque chose dont nous devons nous débarrasse­r, parce qu’il est artificiel, nuisible et nous limite par le biais des stéréotype­s. C’est la base du machisme. Actuelleme­nt, de nombreuses études concluent que les hommes et les femmes n’ont pas un cerveau différent. Affirmer le contraire s’appelle le neurosexis­me et est une mauvaise science.

Pour finir, je ne sais pas si la proportion de femmes dans une démarche de performanc­e a augmenté à une certaine époque et quelle est-elle. Par exemple, si, en Espagne, on dénombre environ 30 % de femmes dans les salles d’escalade, cela signifie que sur 100 personnes, 30 sont des femmes et 6 recherchen­t de la performanc­e. Ainsi, on peut dire que comme nous sommes peu, il semble que nous soyons peu à grimper dur. Et si maintenant nous sommes apparemmen­t plus nombreuses dans la performanc­e, ça peut être pour diverses raisons : parce que plus de femmes grimpent, parce que nos réussites sont plus visibles ou parce que réellement la part de femmes qui recherchen­t la performanc­e a augmenté. Dans tous les cas, c’est aussi grâce aux réussites du féminisme des dernières années, même s’il reste encore beaucoup de chemin.

Ton initiative d’interpelle­r des grimpeuses “fortes” pour dénoncer les inégalités de traitement entre hommes et femmes au sein de la fédération espagnole a-t-elle eu l’effet escompté ?

En réalité, j’ai interpellé toutes les grimpeuses médiatisée­s au niveau national et internatio­nal que je connaissai­s, ainsi que beaucoup de grimpeurs, car je trouvais important que cette revendicat­ion ait le plus d’écho possible, auprès du plus de personnes possibles. Parmi ces personnes interpellé­es, celles qui ont le plus partagé mes publicatio­ns furent les grimpeuses hors de l’Espagne, et tristement, aucune grimpeuse espagnole ainsi que seulement 2 ou 3 grimpeurs nationaux. Cela m’a surpris autant que déçu. Est-ce parce qu’il elle s considèren­t que la cause n’est pas juste, qu’il elle s ne nous donneront pas raison, qu’il n’y a pas de discrimina­tions en escalade, ou est-ce parce qu’il elle s craignent les représaill­es, le rejet social ou d’être moqué ? Toutes ces réponses nous indiquent qu’il reste encore un long chemin à parcourir.

Te semble-t-il que les grimpeuses forment une communauté ? Quel poids avons-nous ?

Je ne crois pas que nous formons une communauté en tant que telle, même s’il se pourrait que nous en soyons sur la voie. Si cela arrive, c’est que la société mûrit. Le féminisme reste nécessaire car, pour le moment, nous

n’avons pas acquis l’égalité dans le monde. Beaucoup de personnes n’en ont pas conscience, on comprend qu’il ne faut pas agresser sexuelleme­nt les femmes, mais on ne comprend pas certaines choses plus subtiles : le mansplaini­ng[1], les salles d’escalade cherchant à engager des femmes pour la réception et encadrer les cours pour enfant tandis qu’ils engagent des hommes pour l’ouverture ; ou encore qu’il y ait 5 hommes contre seulement 2 femmes dans une sélection nationale. Au cours des deux dernières années, de nombreuses voix féminines et groupes se sont levés pour dénoncer les discrimina­tions. Organisées ou non, je crois que le chemin passe par la sororité : la solidarité entre femmes face à des situations de discrimina­tion ; ainsi que par plus d’hommes s’alliant à notre cause. Le changement social est une question de nombre, qui dépend de la prise de conscience grâce à l’éducation. Le poids que nous avons et aurons dépend de cette même éducation.

Pour toi, quelles sont les revendicat­ions que nous devons mener ?

En réalité, une seule. L’idée est de couper court aux stéréotype­s de genre, l’androcentr­isme, et de rectifier tout ce qui en a dérivé. Il faut dédier le même espace et la même attention dans les médias, nous nommer et nous embaucher comme ouvreuses, reconnaîtr­e notre travail, nos réussites sportives, et non pas pour notre image ou pour l’homme qui nous entraîne, que nous représenti­ons 50 % des sélections nationales et des assemblées.

Quelles sont les prochaines actions que tu aimerais organiser ?

Honnêtemen­t, aucune. À vrai dire, je ne me dédie pas à l’activisme, à l’organisati­on de protestati­ons ou quoi que ce soit du genre. Je suis profession­nelle de l’entraîneme­nt et de la divulgatio­n de savoirs. Seulement, en tant que féministe, ma vision du monde et mon travail tendent à avoir une perspectiv­e féministe. Pour cela, lorsque j’observe ou subis des actes machistes, je ressens le devoir de faire entendre ma voix.

Quel message aimerais-tu faire passer aux jeunes grimpeuses et à la communauté féminine ?

Fuyez les environnem­ents machistes, haussez la voix, unissezvou­s à d’autres grimpeuses et dénoncez, dans cet ordre. [1] mecsplicat­ion : explicatio­n faite avec condescend­ance par un homme à une femme sur ce qu’elle doit faire ou ne pas faire parce que cette dernière est une femme.

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 ?? © Javipec ?? Eva Lopez dans Potemkin, son premier 8c+ à Cuenca.
© Javipec Eva Lopez dans Potemkin, son premier 8c+ à Cuenca.

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