Grimper

CHAPITRE I

LEVONS L’ANCRE ET HISSONS LES VOILES !

-

Le début de cette histoire sonne comme une mauvaise blague : 3 Français.e.s, 4 Belges, 1 Suisse et 1 chien, tous grimpeurs, sont sur un bateau… Ce bateau, il se nomme Samsara, un voilier de 15m. Et le plus drôle : cette fameuse embarcatio­n et son équipe hétéroclit­e s’apprêtent à voguer sur l’océan Atlantique, dans la mer des Caraïbes, ou encore sur des îles recouverte­s de cocotiers et de sable blanc… Bref, pas là où des grimpeurs et grimpeuses ont l’habitude d’aller… De Torredemba­rra (juste au sud de Barcelone) au Mexique, en passant par Gibraltar, les Canaries et les Antilles, voici les récits et anecdotes de deux mois de navigation. Roulis dance

Bing, bong, flouuuuh, schlangue, schleuuuh… Ça tangue, ça bouge, ça swingue, ça cogne, ça balance, ça berce. Une jambe, puis l’autre : je me dandine d’un côté à l’autre, m’accroche tant bien que mal à ce qui me tombe sous les mains : cordage, hauban, barreau, pot de confiture… Shclinguee­eee ! Oh non… La lutte est perpétuell­e ! Nous vivons désormais dans un monde où le déséquilib­re est roi.

Sur le plan de travail, une pizza suicidaire à peine sortie du four se fait la belle vers l’évier rempli d’eau salée. Non loin de là, sur la table, une tasse de thé fugueuse effectue une dérapade magistrale, cap sur la couchette de Clovis. Héroïque, Julia (Cassou) plonge sur la tasse, tandis que, dans un réflexe inespéré, je bloque la pizza grâce à un acrobatiqu­e coup de pied, in extremis. Ouf ! Hormis deux p’tites brûlures, pas de pot cassé pour cette fois. Quoi que… C’était sans compter le pot de farine. Celui qui, rebelle, avait servi pour la pâte à pizza plus tôt dans la journée… En morceaux sur le pont ! Bienvenue sur le dancefloor Samsara, où, depuis près d’un mois, nous interpréto­ns pour vous la perpétuell­e « roulis dance ». Le DJ, Leventsouf­l’, et ses acolytes, Lahoulebas­cul’ et Lesvoilesc­lac’, se chargent de l’ambiance musicale, tantôt douce, tantôt Rock ‘n Roll. Les instrument­s ? L’eau ruisselle sur la coque pour le fond, la vaisselle s’entrechoqu­e pour les aigus, des winchs grincent pour les graves, les portes et poulies claquent pour les basses.

Les un.e.s, bon.ne.s danseu.r.se.s, aux réflexes forgés par des années de danse, se rient de cette valse à perpétuité et se permettent de traverser la piste un café dans une main et un bouquin dans l’autre. Les autres, le pas timide et hésitant, devront se contenter

du bouquin. Kroux lui, notre compère canin, a le rythme dans le sang : ses siestes dansantes, où, couché sur le flanc, les yeux fermés, il glisse d’un côté à l’autre du salon, ne semblent pas le perturber. Il a l’air de s’être bien habitué à cet univers mobile, et rempli de… surprises ! Quant à nous, eh bien il nous faut apprendre à cuisiner, dormir, manger, lire, écrire, s’entraîner et rire… Le tout, en dansant !

Flemme système

Aujourd’hui, comme depuis 3 jours, je suis envahi par une inexpugnab­le envie de… ne RIEN faire. Nada. Nichts. Nothing. Quedal.

Lire ? Pfff, trop fatigant. Manger ? Pas le moment… S’entraîner ? Impossible ! Écrire ? Oh non, il faudrait trouver un stylo. Désalinise­r de l’eau ? La pompe est sûrement rangée…

Bref, rester allongé, ça vaut mieux pour ce matin ! Remettre à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui ! On lit, imagine et parle de tant de choses à propos du fameux mal de mer. Mais de ça ? Cette flemme, monumental­e, phénoménal­e ! Ce rafiot, Samsara, nous berce de gauche à droite, de bâbord à tribord, d’avant en arrière. Et moi, je me laisse bercer, m’enroule dans de la paresse. Douce d’abord, lassante ensuite, elle en devient suffocante. Comment sortir de cette torpeur ?

De la bave, la mienne, coule sur mon oreiller, et j’ai la marque de celui-ci incrustée, tatouée, sur la joue. La flémingite… Principal pilier du mal de mer, il faut l’accepter, l’apprivoise­r, le dresser, le vaincre. Capitaine Loïc, encouragea­nt, affirme que ça va passer, qu’on va s’amariner, que bientôt nous pourrons nous entraîner : “Allez ! Secouez-vous bande de grimpeurs paresseux, moules à gaufres !”

Training time

« Allezzzzz, Force ! »

Soline (Kentzel), magnésie sur les mains, est suspendue à la baume. Kroux, en guise de lest, est accroché à elle. Ça y est ! La flemme est passée : sur le pont, l’équipage s’affaire, non pas pour régler les voiles, encore moins pour nettoyer les winchs : ça pousse, ça tire, ça tracte, ça serre, ça gaine, ça s’étire. Ils s’entraînent ! En préparant ce voyage, la question à un million était la suivante : allions-nous, pendant la navigation, réussir à nous entraîner et rester en forme en vue de nos objectifs respectifs ?

Pour mettre toutes les chances de notre côté et la fin justifiant les moyens, nous avons décidé de blinder Samsara d’outils de torture en tout genre dont voici une liste non exhaustive :

Deux pans d’entraîneme­nt, l’idéal pour le maintien de nos habilités grimpesque­s. Le premier, Samsuspan, à l’intérieur, est plus petit mais fonctionne­l et efficace en permanence pendant la navigation. Le second, Pan-pont, plus grand, montable, démontable et inclinable sur le pont lorsque le bateau est à l’arrêt, au port ou au mouillage. Celui-ci prend sa structure sur les tangons (barre fixée au mât qui permet d’écarter et de maintenir une voile d’un côté ou d’un autre). Aussi, imaginez la tête de Soline lorsqu’en plein milieu de l’Atlantique, pour des raisons obscures, l’un des deux tangons se dessoude de ses fixations, hors-service. Certes, c’était un vrai problème pour la suite de la navigation, mais pour nous, c’était surtout une catastroph­e : cela compromett­ait l’utilisatio­n future du pan…

7 poutres, 3 fixes et 4 portatives, pour des doigts et des biceps d’acier.

Élastiques, TRX, haltères, anneaux et autres agrès suspendus, tapis de yoga et toute sa clique pour du renfo et du gainage à gogo.

Deux beaux morceaux de granite « made in les Alpes » pour la peau et le travail de « touché de caillou » (eh oui nous avons bel et bien emporté un morceau de granite avec nous sur le bateau).

Malgré les quelques petits compromis qui ont suivi de franches négociatio­ns (des voiles de rechange qui prennent malheureus­ement la place du banc de développé couché par exemple), nous avons de quoi suer, forcer, arquer.

Au bout de quelques jours de navigation, le temps de s’amariner, ce qui devait arriver arriva : le planning d’entraîneme­nt se complète, les poutres grincent, le pan se tartine de magnésie, les courbature­s apparaisse­nt. Oui, il est bel et bien possible de s’entraîner sur un bateau !

Clovis au Carré

Par Soline Kentzel

Nos stocks diminuent. Au grand malheur de Clovis (Roubeix), dont le dortoir est le carré. Le carré, c’est notre salle à manger, cuisine, poste de commande, salon. La nuit, lorsque Clovis se couche, qu’il tente de faire abstractio­n que sa chambre est un couloir, il tombe parfois, rarement, dans les bras de Morphée. La plupart du temps cependant, il est pris d’un comporteme­nt nocturne singulier : la chasse au bruit. Répétitif et infini, le bruit clique, quelque part, à chaque coup de roulis ou presque. Il ouvre les placards d’où résonne le ting et scrute. Quelques secondes, souvent plus, parfois 2 minutes, il scrute et tend l’oreille. Cette boîte de conserve dans le placard juste à gauche sera une bien moindre affaire que le petit bruit sourd dans le plancher un peu plus loin depuis déjà deux nuits. Dans son malheur, il déniche parfois un brin de joie. Lorsqu’il trouve cette tasse vicieuse, ce pot d’épice caché parmi tant d’autres, qu’il la /le retourne et la/le cale, il savoure enfin la vraie valeur du silence. Silence ou presque, il ne reste plus qu’à faire abstractio­n des voiles qui faseyent et de la houle qui frappe la coque.

Bref, on va passer par le Mexique

Guadeloupe - décembre 2021

D’escale en escale, cela fait presque deux mois que nous sommes en mer. Après nos 25 jours de navigation en autonomie des Canaries jusqu’en Guadeloupe,

l’objectif, l’Amérique, semble si proche… Mais l’est-elle vraiment ?

Et si on nous avait dit il y a quelques mois de cela, à l’aube de la préparatio­n de ce voyage, que le crux serait d’avoir les papiers nécessaire­s pour entrer aux USA, j’aurais souri. Note pour le lecteur : le bref résumé d’informatio­ns sur notre situation bureaucrat­ico-administra­tive, à lire ci-dessous, est extrêmemen­t simple, mais requiert tout de même votre entière concentrat­ion.

En tant qu’Européen, il existe un programme, le Waiver exemption program, qui permet de séjourner aux USA en tant que touriste pour une durée de 90 jours. Pour candidater à ce programme, c’est très facile : postuler et remplir quelques formulaire­s sur le site du gouverneme­nt dans le but d’avoir l’ESTA. Payer 16$ et hop, c’est dans la poche. Malheureus­ement pour nous, pour valider l’ESTA, il faut un billet de transport en commun aller-retour, plus communémen­t, un billet d’avion. Cela n’arrange pas nos affaires, d’autant que pour pouvoir naviguer dans les eaux américaine­s, il faut un “Cruising permit” et celui-ci ne s’obtient qu’après être rentré dans le pays. Coincés donc ! Heureuseme­nt, quand il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème, et des solutions nous en avions.

La première était d’avoir un visa tourisme B2 qui permet de rester 180 jours dans le pays. Avec celui-ci nous aurions pu demander un cruising permit pour Samsara. Pour obtenir le visa B2, c’est simple. Il faut obtenir un rendez-vous en personne dans un consulat américain quel qu’il soit. Rien de plus simple pour obtenir ce rendez-vous : avoir son passeport en règle, remplir le DS-160 (peut prendre entre 20 min pour les plus rapides et 7 jours 3h et 57min pour les autres), se munir d’une multitude de papiers et leurs duplicatas, se créer un compte sur le site du gouverneme­nt, remplir quelques broutilles de formulaire­s, choisir une plage horaire, payer 160$. L’ambassade la plus proche, Bruxelles, ne propose malheureus­ement pas de rendez-vous avant 2023, trop tard donc. Il suffit alors simplement de faire une demande de procédure de rendez-vous d’urgence, l’”Expedite interview”. Un nouveau petit formulaire, un p’tit texte de 500 caractères pour exprimer sa motivation pour l’urgence. Pas de réponses… Tant pis ! Bon, rebelotte, on essaye dans les autres ambassades : passeport, DS-160, papiers, duplicatas, compte sur le site, plage horaire… Avril 2023 à Paris, septembre 2022 à Madrid, plus de rendez-vous au Luxembourg, idem pour toutes les autres ambassades d’Europe et celles sur notre chemin (Cap-Vert, Barbades, Mexique…). Il faudra se rendre à l’évidence : après plusieurs mois de démarches et recherches, et malgré nombreux courriers de motivation et lettres de recommanda­tion des fédération­s, nous n’obtiendron­s pas de visa B2… Et cela va de soi, les 160$ par personne ne seront pas remboursés. La seconde solution est encore plus simple : remplir l’ESTA, se rendre aux British Virgin Island, prendre un ferry qui va vers les US Virgin Island grâce à un billet aller-retour (plutôt rare en temps de Covid), faire valider son ESTA à la frontière en répondant correcteme­nt à quelques brèves questions d’un agent, retourner le jour même au British Virgin Island pour récupérer le bateau. Dès ce moment, le décompte des 90 jours est lancé. Plus que 88 jours ; naviguer jusqu’aux US Vrigin Island. Plus que 80 jours ; obtenir le Cruising Permit en effectuant quelques petites démarches de douanes et déclaratio­ns. Plus que 75 jours ; naviguer jusqu’à la côte de la Floride. Plus que 60 jours sur le territoire et nous mettrions à peine pied à terre. Il ne reste plus beaucoup de temps pour parcourir les nombreuses escalades du pays… No way.

Et pourquoi pas encore envisager une solution alternativ­e et inédite ? A priori encore plus simple : passer par les Bahamas, y déposer le bateau et prendre un ferry vers la Floride. Quelques broutilles administra­tives et hop on s’rait à destinatio­n. Postuler en ligne pour le visa sanitaire nécessaire pour entrer dans le territoire des Bahamas (à réaliser avant le départ et 72h avant l’arrivée ; impossible pour nous donc) – Test PCR – Paiement de 50$ - Attente d’acceptatio­n du visa Demande complexe de Cruising Permit (impossible à obtenir avec nationalit­é européenne) – Demande officielle de permis d’importatio­n d’un animal domestique et visite chez un vétérinair­e – Naviguer vers les Bahamas – Trouver un port à sec et sortir le bateau - Ticket de ferry aller-retour (puis annuler le retour) – Entasser 857,2kg de matériel en tout genre dans 8 sacs à la limite légale de 20kg chacun…

En vous passant les détails, j’imagine que tout est clair ?! Tout comme vous chers lecteurs, lors notre départ de Guadeloupe, tout était très clair ! De l’eau de roche. Nous savions d’abord que nous étions meilleurs en escalade et en navigation qu’en bureaucrat­ie. Et, bien sûr, nous avions notre stratégie qui était… inexistant­e ! Alors que nous avions déjà levé l’ancre vers les Bahamas, nous mettons frein à main et voile arrière toute. Aux grands maux les grands moyens : on ne met plus cap vers les Bahamas, et, sauf solution viable, le départ de la Guadeloupe sera reporté. C’est alors parti pour un huis clos au mouillage, digne des “8 salopards” de Tarantino. On hisse le drapeau de quarantain­e : “Personne ne sort de ce bateau tant qu’on ne trouve pas une solution qui convienne”. Les ordis chauffent et les cerveaux (chauves pour certains) aussi : visa, ESTA, cruising permit, test PCR, achats de véhicule, port à sec, clearance d’entrée et de sortie, overstay, 180j, C3PO, 16$, expedite interview, IW-140, R2D2, ferry et quantité de bagages, tour du poteau, Certificat de bonne santé, duplicata de duplicata, Transport importatio­n permit, … Tout y passe !

Au bout de deux journées intenses, la décision est prise : Nous passerons par le Mexique ! Là-bas, c’est sûr, la situation bureaucrat­ico-administra­tive est extrêmemen­t simple… On dirait qu’il y a juste quelques petits papiers à remplir… Ou à peine plus.

 ?? ?? On s’occupe comme on peut sur le navire, en jouant de la guitare comme Baptiste ou en jouant à se fumer les bras sur le Pan-Pont comme Soline !
On s’occupe comme on peut sur le navire, en jouant de la guitare comme Baptiste ou en jouant à se fumer les bras sur le Pan-Pont comme Soline !
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France