Grimper

CHAPITRE IV : LE DAWNWALL

À L’ASSAUT DE LA GRANDE VOIE LA PLUS DURE DU MONDE

- Birdbeak[2]... copperhead­s[1]

Une fois arrivé au Yosémite, pas de temps à perdre pour Seb, il fallait, sans tarder, lancer les hostilités dans le Dawnwall. Récit d’une épique bataille, menée avec son compatriot­e Siebe Vanhee. Deux mois de siège dans la voie

Mi-janvier. Nous sommes en plein hiver californie­n. Le sol de la vallée et le sommet des parois sont recouverts d’un épais tapis blanc. Je viens tout juste d’arriver dans la vallée et je rejoins Siebe (Vanhee), plus chaud que le climat, au pied d’El Cap. Siebe est le partenaire idéal pour me lancer dans cette entreprise : il a beaucoup d’expérience en bigwall et a les mêmes envies que moi. Prêts à en découdre, nous ferons nos premiers pas dans la voie le lendemain. Notre premier objectif : aller au sommet de cette voie, y trouver les méthodes et faire tous les mouvements. Notre stratégie, la tactique du siège, celle utilisée par Harding lors de la première ascension d’El Cap : effectuer quelques longueurs sur une période d’un, deux ou trois jours, y installer des cordes fixes, puis redescendr­e au sol pour récupérer. L’heure est encore à la rigolade. Nous devinons à peine l’ampleur de l’entreprise dans laquelle nous nous lançons. Le lendemain, c’est parti : nous avalons, non sans peine, les 5 premières longueurs. Déjà, le ton est donné et les cotations, elles, ne le sont pas. L’escalade y est très technique, en dalle. Il faut grimper délicateme­nt, sur des minuscules prises pieds, au-dessus de protection­s plus que douteuses : des petits friends, des fixes censés être utilisés uniquement pour la progressio­n en artif, des

Puis vient la 6e longueur, 8a+ et premier but. Nous ne parvenons pas à passer. Le dièdre est lisse et bouché, impossible de passer en artif avec notre matériel. Alors, chacun à notre tour, nous mettons des essais pour avancer dans ce dièdre sans pouvoir protéger et prenons ainsi des chutes de plus en plus longues. La gomme de nos chaussons se retourne, ça glisse. Au bout de plusieurs tentatives, la nuit tombe. Il nous faudra donc attendre le lendemain pour réitérer nos essais, et finalement venir à bout de ces quelques mètres de rocher. Nous fixons nos cordes et redescendo­ns rejoindre le sol enneigé de la vallée. L’histoire se répète dans la longueur suivante, un redoutable 8b+. Nous prenons presque une journée complète pour monter la corde jusqu’au relais, et rebelote dans la longueur d’après, puis encore celle d’après… À chaque section son lot de surprises, tantôt des dièdres ou des traversées, tantôt des fissures ou encore des jetés. Nous comprenons rapidement que toutes les longueurs sont dures, même les “simples” 8a. Nous avançons lentement, bien plus lentement que ce que nous l’imaginions. Certaines longueurs, les deux crux en traversée surtout, la 14 et la 15, requièrent de nous temps et créativité pour en comprendre les mouvements. À la loupe, il nous faut analyser le rocher pour y découvrir les prises de pieds. Nous sommes véritablem­ent impression­nés par Tommy qui a su trouver l’itinéraire, persévérer malgré l’aspect initial impossible de la séquence. De notre côté, alors que nous savons que quelqu’un est passé avant nous, nous avons des doutes sur la faisabilit­é des mouvements.

Au bout de plusieurs jours, nous trouvons le rythme ! Ou pas… Remonter des centaines de mètres de corde, hisser un sac avec notre matériel, se lancer en libre ou en artif dans ces longueurs engagées, y décrypter les méthodes puis les retenir, analyser et mémoriser le placement des protection­s, essayer différents modèles de chaussons pour chaque longueur…

Sur un rythme de deux jours de grimpe/deux jours de repos, nous abattons un véritable travail, éreintant !

Pour la première fois de ma vie, je prends la réelle mesure de ce que les termes “travailler une voie” signifient. Chaque soir, nos corps sont détruits par le labeur, et notre mental n’en mène pas large non plus. Le froid, la peur, les doutes, autant d’ingrédient­s qui viennent s’immiscer dans la partie. À chaque retour au [1] Copperhead : petites pièces d’aluminium que tu dois marteler contre le rocher. Le métal, mou, se met à chauffer et se déformer pour prendre la forme du rocher et ainsi coller à la paroi, mais ne supporte a priori pas de chute. [2] En forme fin de bec d’oiseau, à frapper dans les très fines fissures où les friends et nuts ne rentrent pas, utilisé normalemen­t pour les progressio­ns en artif, a priori pas pour prendre des chutes en libre.

sol, Soline me ramasse à la petite cuillère…

Brique par brique, mouv par mouv, longueur par longueur, j’ai l’impression de bâtir une forteresse, une cathédrale. Comme dans les “Piliers de la terre”, nous vivions une véritable épopée où tous les détails importent, où toutes les stratégies sont réfléchies.

Peu à peu, nous apprenons à dompter le monstre, ses mouvements, ses protection­s, son gaz. Certaines sections, qui nous semblaient impossible­s à l’escalade aux premiers abords, se laissent d’un coup apprivoise­r, comme par magie. Pas facile d’en comprendre les raisons… Les conditions ? La confiance dans les pieds ? Les méthodes ?

À partir de là commence un gigantesqu­e ‘Memory’. Des centaines de mètres de fissure, des milliers de mouvements, il faut tout retenir… Les prises de mains, de pieds, positions de corps, protection­s… Et le drame, dans tout ça, c’est que tout se ressemble. Voilà que nous nous mettons à tout confondre, les prises de pied de la longueur 10 viennent se mélanger aux mains de la longueur 7, et inversemen­t.

Les semaines passent, et petit à petit la voie s’ancre en nous. Nous sommes désormais au début du printemps, la verdure a remplacé la neige et nous connaisson­s par coeur la plupart des sections de la voie. Cela fait maintenant deux mois que nous y travaillon­s sans relâche. Siebe doit repartir pendant un moment en Belgique.

Quant à moi, je ne sais pas si je me sens vraiment prêt pour une tentative de push d’enchaîneme­nt, mais le temps s’écoule et les conditions risquent de se dégrader d’un moment à l’autre. Bon, c’est décidé : je pars dans quelques jours avec nourriture et eau pour 3 semaines sur le mur : un haulbag de 150kg rempli à ras bord !

23 jours de push et de lutte

“À genoux, le Dawnwall me met à genoux… Je suis vidé, à bout, mes orteils, mes doigts, mes avant-bras… Et ça ne fait qu’une journée de grimpe et 3 longueurs… Comment pourrais-je venir à bout des 30 longueurs qui suivent ? Ma confiance en moi, en ma grimpe, a disparu. Ou bien l’aurais-je oublié sur le bateau ? Je ne sais plus où est le plaisir ni ce que je veux. Enfin si, ce que je veux, c’est descendre !”

Jour 23. Je relis mes notes de la première journée du push, ces lignes que vous pouvez lire ci-dessus. Il s’en est passé des choses depuis ce premier jour. Ça chauffe dans mon portaledge. Le soleil tape fort depuis tôt ce matin, j’ai accroché mon sac de couchage pour m’en protéger. Les cordes fixes et les sacs claquent autour de moi : à 10h, comme tous les jours, un vent violent s’est levé.

J’ai laissé derrière moi le sol de la vallée et son confort depuis plus de trois semaines. Après deux mois de travail acharné, je me suis enfin lancé pour une tenta

tive de push, d’enchaîneme­nt ! La règle que je me suis fixée est la suivante : enchaîner toutes les longueurs, l’une après l’autre, sans reposer le pied au sol.

Trois semaines, déjà, que j’alterne journée de repos et journée de lutte, seule stratégie viable pour ma peau des doigts. Des luttes face au lisse granit d’El Cap et ses longueurs toutes plus dures les unes que les autres. Des traversées ultra techniques, des dulfers sortis tout droit des enfers, des sections de blocs impitoyabl­es juste sous le relais. Venir à bout de ces longueurs, l’une après l’autre, requiert de moi tout ce que j’ai appris, pratiqué ou entraîné pendant mes 20 années passées à grimper. Techniquem­ent, je dois être parfait. Physiqueme­nt, je dois être frais et en forme. Mentalemen­t, je dois me sublimer.

Tous les détails importent : le choix des chaussons, la peau, les conditions, le placement des protection­s, les temps de repos, les encouragem­ents…

Après un début pour le moins… compliqué, et grâce au

soutien de mes partenaire­s d’aventure, mes journées se sont enchaînées de mieux en mieux, et au bout d’une semaine sur la paroi, j’étais venu à bout des 13 premières longueurs : un 7b (dalle pas facile presque sans prise de mains), un 7c+ (une fine fissure résistante), un 8a+ (redoutable, gros pas de bloc très technique), 7b, 7c, un 8a+ (dièdre lisse, long et exigeant), 8b+ (dülfer physique, glissant et engagé), 8b (ultra court, intense et très à méthode), 8a+, 8c (looong dulfer résistant suivi d’un bloc technique), 8a+, 8c (longue traversée, avalanche de pas de bloc plus exigeant les uns que les autres), 8a. Je commençais à apprécier le jeu ! Ce matin, comme depuis deux semaines, je peine à contenir mon stress et mon excitation : me voici au coeur du problème, la fameuse longueur 14, la longueur crux, celle où les romains s’empoignère­nt, le premier 9a. Au menu : 12m et 3 des plus dures et plus ignobles sections de blocs qu’il m’ait été donné d’essayer. Des minuscules lames de rasoir, des prises de pied presque invisibles à l’oeil nu, et une danse qu’il faut exécuter à la perfection pour empêcher la gravité de nous rattraper… La moindre erreur se solde par une zippette ou un déséquilib­re. Après cette longueur, il y a encore un beau paquet de longueurs dures au menu (9a, le dyno, 8b+, 8a+, 8a, 8a+, 8b et 13 autres plus faciles), mais elles me conviennen­t mieux et j’ai le sentiment que si cette maudite 14 passe, je serai déchaîné !

Je suis passé si proche de l’enchaîneme­nt il y a quelques jours… Argh ! Je me revois à ce tout dernier mouvement de la longueur, a priori plus facile. Et je repasse les images dans ma tête, en boucle et en boucle : mon mental qui vacille et mon pied à la limite de la rupture, me faire happer par la gravité… Ça s’est joué à deux doigts… Littéralem­ent !

Voilà des jours que je me torture l’esprit avec cette

section. Mes partenaire­s, Soline, Julia, Baptiste, Clovis, Maud, Loic, Nic, qui se relaient pour venir m’assurer et me supporter (se frappent quand même 400m de remontée sur corde), sont tous très encouragea­nts. Je leur en suis tellement reconnaiss­ant. Pour eux, j’ai envie d’en découdre, d’y parvenir !

Alors que j’attends que l’ombre et le vent se lèvent, je prends conscience de la vérité suivante : aujourd’hui c’est ma dernière journée. Mes stocks d’eau et de nourriture sont épuisés, et puis, surtout, j’en peux plus. Cela fait trop longtemps que j’attends, souvent seul dans ce portaledge, que ma peau guérisse (et elle ne guérit plus), que les condis s’améliorent (alors qu’elles se réchauffen­t). Vers 14h, après un énième lyo avalé, l’un des derniers en réserve, j’entame ma routine d’échauffeme­nt : mobilité et étirement sur ma vire, un peu de poutre, et remontée sur corde pour rejoindre le début de la longueur. À 16h, l’ombre est là, je fais une montée de brossage et de fin d’échauffeme­nt. Puis bim, je mets mon premier essai. Petite erreur de placement dans le 1er crux, c’est fini. Je reviens au relais pour 30min de repos.

C’est reparti pour un essai. Ma grimpe est fluide, je me sens calme et déterminé. Yes, je sens que je vais passer le 1er crux et si ça passe, tout est permis : le deuxième crux, je l’ai bien, et, dans le 3e, c’est all-in, je n’ai plus rien à perdre. Puis soudain, alors que j’arrive au repos, je ressens quelque chose de bizarre dans mon index droit. Je m’évertue à y croire, mais je crois qu’au fond c’est terminé. Chlac ! Voici que ce même index jarte violemment de la prise. Dans un râle de désespoir, je donne tout pour rester sur le mur, mais trop tard… Ça y est, je zippe et me retrouve, encore une fois, penaud dans le baudrier, une plaie béante sur l’index droit. Game over. Avec le doigt tranché comme ça, c’est plus la peine, je venais de mettre mon dernier essai.

Alors que j’entame les rappels de nuit à la frontale, remplis d’émotions, je sais au fond de moi que je reviendrai un jour, que j’en ai pas fini avec cette voie et cette longueur.

Quelle sensation bizarre d’être debout sur le sol, de marcher, de tituber plutôt. Il me faudra quelques pas pour retrouver mon équilibre. Je rentrerai à pied au camp 4, petite transition nécessaire avant de retrouver la civilisati­on. Il va me falloir un peu de temps pour digérer tout ça. Dur à décrire ce que je ressens, entre le soulagemen­t d’en avoir fini, la honte d’avoir lâché l’affaire et l’excitation de grimper d’autres voies. Dawnwall, veni vidi, je reviendrai.

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 ?? ?? Page de droite : Siebe se relâche dans le finish plus facile de la longueur 9 du Dawn Wall, un 8a+ technique tout de même.
Page de droite : Siebe se relâche dans le finish plus facile de la longueur 9 du Dawn Wall, un 8a+ technique tout de même.
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Ci-dessous à droite : Le crux final de la longueur 14 (9a)... Environ 7C+ bloc pour des mouvements très aléatoires. De nuit pour un peu plus de friction !
Ci-dessous à gauche : Le dernier crux de la redoutable longueur 10, un long dülfer tout en résistance, côté 8b+/8c. Ci-dessous à droite : Le crux final de la longueur 14 (9a)... Environ 7C+ bloc pour des mouvements très aléatoires. De nuit pour un peu plus de friction !
 ?? ?? Ci-dessus : Le granit du Dawnwall : 1. La peau de Siebe et Seb : 0.
Ci-dessus : Le granit du Dawnwall : 1. La peau de Siebe et Seb : 0.
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Même en plein Dawnwall, l’hygiène reste bien sûr une priorité !

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