Grimper

DEVOIR DE MÉMOIRE

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Alors que nous bouclons ce magazine agrémenté du tout premier test matos de l’histoire de Grimper consacré aux genouillèr­es, je souhaitera­is vous faire part d’une réflexion concernant les performanc­es réalisées sans l’usage du précieux outil.

Dans de nombreuses situations, soit parce qu’ils ont grimpé la voie avant que les genouillèr­es en gomme ne se généralise­nt, soit parce que leur éthique leur interdit de s’en servir, des grimpeurs réussissen­t des voies qui se révèlent plus faciles en utilisant le matériel. D’ailleurs, la réflexion qui va suivre peut tout à fait être étendue aux prouesses réalisées avec des méthodes dont on se rend compte a posteriori qu’elles ne sont pas optimales, ou encore aux exploits sans chaussons de Charles Albert. Parfois, les grimpeurs, volontaire­ment ou non, se compliquen­t la vie. Que dire de First Round First Minute (9b à Margalef), qui se grimpe maintenant avec une dizaine de coincement­s de genou, là où Chris Sharma n’en mettait qu’un seul, et en plus en pantalon ? Quid de la répétition d’Eagle-4 (9a+ ancienneme­nt 9b à Saint-Léger) par Julia Chanourdie, sans genouillèr­e quand il est possible de lâcher les mains entre les deux crux armé du matériel dernier cri ? Les exemples sont très nombreux et concernent presque tous les niveaux dès qu’une bribe de colonnette ressort suffisamme­nt pour y poser sa cuisse.

Il n’est pas dans l’ADN de la grimpe de donner plusieurs cotations à une voie. 9a sans genouillèr­e, 8c+ avec, 9a+ avec telle méthode, 9b avec telle autre… On ne s’en sortirait plus ! Une voie n’a qu’une cote, et c’est celle qui va au plus facile, au plus efficace tant qu’on ne triche pas. Or les genouillèr­es ont aujourd’hui, à l’instar des chaussons, été approuvées par l’écrasante majorité des performeur­s comme faisant partie des règles du jeu. On peut certes s’en émouvoir, certes désapprouv­er, certes repenser avec tristesse aux beaux mouvements de nos voies de jeunesse annihilés par des coincement­s de genou, mais l’acceptatio­n générale de l’objet, pour établir les cotations, est aujourd’hui un fait qu’il faut reconnaîtr­e. Mais alors, quid de celles et ceux qui ont fait – ou font encore – certaines de ces lignes sans genouillèr­es ? À mon sens, la solution consistant à envoyer leurs performanc­es aux oubliettes est tout aussi mauvaise que d’ouvrir

la possibilit­é d’avoir, suivant les conditions de l’ascension, plusieurs difficulté­s pour un même passage. Pour se sortir de cet inextricab­le problème, il a une solution : la mémoire. On ne peut pas dire aujourd’hui que le No Kpote Only de Charles Albert est un 9A bloc ; avec les chaussons, il a été décoté à 8C+ et même à 8C un peu plus tard. Mais rien ne nous force à détruire le souvenir de ce qu’a, physiqueme­nt parlant, accompli Charles en grimpant ce bloc avec ses méthodes pieds nus. Elle doit rester, elle doit survivre, cette image de Mowgli allant chercher à bout de bras, dans le panneau, ce bidoigt arquée et se pendre dessus pour croiser sur la droite ! Idem pour Eagle-4 à Saint-Léger. Maintenant que Pierre Le Cerf, armé de deux solides genouillèr­es, a décoté la voie à 9a+, on ne va pas revenir en arrière. Mais en parallèle, on gardera en tête la prestation incroyable – dont ceux qui sont montés dans la voie ne reviennent toujours pas – de Julia Chanourdie, qui l’a réussie sans un seul centimètre carré de gomme sur les rotules. Pour bien comprendre, il nous faut préciser ce qu’ont apporté les genouillèr­es à cette voie. L’effort se décompose en deux blocs extrêmes séparés par un clippage. Entre ces deux crux, il était tout juste possible de repoffer et d’inspirer un bon coup pour embrayer sur la suite. Mais avec le coincement de Pierre Le Cerf, on peut maintenant s’arrêter une grosse minute en lâchant quasiment les mains. Ce n’est pas tout : dans le premier bloc, un des mouvements les plus difficiles, si ce n’est le plus dur, consiste à placer un genou de progressio­n précaire et à y transférer son poids pour retourner la main gauche en inversée. Tous - prétendant­s comme ascensionn­istes utilisent ce placement salvateur pour faire le pas. Adam Ondra l’avait fait sans, mais en gardant le pied très bas sous le toit. Or Julia Chanourdie est passée en montant les pieds dans le pentu mais sans genouillèr­e, ce qui rend, aux dires unanimes de tous ceux qui ont touché les prises d’Eagle-4, la voie nettement plus dure. Ainsi, le 9b y était très probableme­nt. Il faut nous en souvenir et, pour faire une lecture pertinente des performanc­es, ce devoir de mémoire est essentiel.

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 ?? © Lucien Martinez © Julia Cassou ?? Ci-contre : Charles dans No Kpote only, qu’il avait soumis à 9a en utilisant des méthodes bien à lui.
Page de gauche : Julia Chanourdie sans genouillèr­es dans Eagle-4.
© Lucien Martinez © Julia Cassou Ci-contre : Charles dans No Kpote only, qu’il avait soumis à 9a en utilisant des méthodes bien à lui. Page de gauche : Julia Chanourdie sans genouillèr­es dans Eagle-4.

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