Grimper

LE SAUSSOIS

FALAISE DES PARISIENS

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Le Saussois est certes un musée représenta­tif de presque 100 ans d’escalade, il n’en reste pas moins un spot où les Bourguigno­ns et les Parisiens continuent de venir se régaler à grimper sur les traces de certains des plus grands noms de l’escalade française. Voici l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur ce spot mythique situé à 2 heures de la capitale et 30 minutes d’Auxerre.

Un temple du dans un cadre idyllique

Le rocher du Saussois est une école d’humilité, compliqué à grimper, ce qui lui confère une réputation redoutable et un peu austère. Principale­ment lichéneux et blanc, le caillou est parfois patiné, parfois douloureux pour les doigts, les trous étant souvent soit étroits et proposant donc des verrous ou des rebords anguleux peu ergonomiqu­es, soit très évasés pour une alternance de conques et de surplombs assez lisses ou encore de dièdres et de cheminées. Mais on trouve aussi, sur les rochers du Saussois, des parties grises très sculptées en goutte d’eau sur du très bon calcaire classique du Sud, notamment au mur Moreau où certaines voies, bien qu’à

doigts, présentent un style moderne. Le cadre du site est particuliè­rement bucolique, avec des affleureme­nts en haut de butte dominant le canal de l’Yonne, le village de Merry-surYonne et la vallée environnan­te. Les envolées sur ces champignon­s blancs sont variées : elles peuvent être très courtes et très bloc comme assez longues voire tarnesques, avec des voies jusqu’à 3 ou 4 longueurs dans la face de la Grande Roche, qui fait 50 mètres de haut. L’escalade ici est technico-physique : il faut travailler les préhension­s pour pouvoir les valoriser un maximum, poser les pieds sur de petits rebords, des adhérences ou grattonner des trous étroits en faisant preuve d’une extrême précision dans sa pose de pieds. Un style d’escalade exigeant non sans

rappeler celui des falaises classiques buouxienne­s. Et puis il faut souvent tracter entre les trous, plier la phalange pour serrer des réglettes ou des rebords, même dans des voies faciles. Déroutant au début, mais assez plaisant quand on devient aguerri au style, rendu encore plus rigoureux dans certaines voies en raison d’un certain engagement au-dessus du point et d’un côté légèrement traumatisa­nt pour les articulati­ons ou la peau des doigts. Il est difficile de grimper relâché, et le fait de rester compact tout le long de son ascension confère au lieu un côté très résistant malgré la faible hauteur des murs, allant de 15 à 30 mètres en moyenne. Une escalade très éloignée des standards indoor, complexe et assez retorse.

Ainsi, jusqu’il y a fort peu de temps (avant le rééquipeme­nt en fait), les voies sortaient au sommet, c’est-à-dire qu’il fallait se rétablir sur le plateau pour aller trouver un point souvent unique de relais ; la moulinette était de ce fait presque impensable. Sans doute était-ce là la trace des premiers grimpeurs à avoir fréquenté le site, des alpinistes considéran­t qu’une ascension n’est valide que si l’on se tient au sommet ! Désormais, la quasi-totalité des relais se trouve au bord sommital de la falaise, sur deux points (broches, sans chaînes ni maillons, ceux-ci disparaiss­ant trop vite…). En revanche une chose n’a pas changé : aucun nom ou presque n’est inscrit au pied des voies, il faut donc le topo pour s’y retrouver. De plus les cotations sont généraleme­nt bien tassées. Adeptes de la grimpe consommati­on, passez votre chemin… Mais le Saussois, c’est aussi et surtout un lieu chargé d’histoire que l’on peut considérer comme le berceau de l’escalade sportive dans le nord de la France, au même titre que, dans le Sud, des spots comme Buoux, le Verdon, la Sainte-Victoire ou le Cimaï… Plusieurs époques se sont succédé ici avec un âge d’or dans les années 80 et au début des années 90.

La découverte

Les débuts du Saussois datent de l’entre-deuxguerre­s, grâce à des pionniers comme Maurice Martin, avec des voies telles que La Martine. Mais les rochers ont commencé à être plus fréquentés pendant la seconde guerre mondiale, à une époque où la division de la France en zone occupée et zone libre interdisai­t aux alpinistes parisiens de rejoindre les Alpes, de l’autre côté de la ligne de démarcatio­n. Les rochers du Gendarme ou de la Grande Roche ont été ensuite le théâtre des expériment­ations des alpinistes parisiens dans les années 50, notamment de l’escalade artificiel­le (L’amitié, L’échelle à poissons, Président, Le jardin suspendu) sur coins de bois et pitons. Lucien Bérardini, Robert Paragot, Jean Couzy, René Desmaison, Lionel Terray ont notamment sévi ici. Engagés, difficiles, les itinéraire­s du 5e degré sont de caractère, comme La Rech, La Tricou ou La locomotive. Une mise à rude épreuve pour les néophytes et une vision assez élitiste de la grimpe, d’autant que l’engagement d’origine a été globalemen­t conservé au rééquipeme­nt.

Le laboratoir­e du libre

Suite aux coups de boutoir de Jean-Claude Droyer, Laurent Jacob ou Jean-Pierre Bouvier, la fin des années 70 marque un tournant dans la grimpe locale. L’objectif est dès lors de libérer les voies d’artif en grimpant avec un minimum de protection­s, en enlevant les pitons. D’autres pitons protégeant les chutes sont au contraire conservés et scellés au mortier, et des itinéraire­s d’artif classiques sont peu à peu épurés et libérés : L’arête jaune 6b, la fissure de La Jules 6c, puis L’échelle à poissons, dont la 2e longueur serait le premier 7a de France libéré en 1977, ou encore la belle face de La Ouest, 30 mètres d’escalade technique et à doigts pour un 6c+ magnifique, ou encore La super-échelle. Des frictions et des guéguerres éclatent avec les alpinistes – surnommés les randonno-pitonneurs – qui souhaitera­ient conserver les pitons pour le tire-clou et l’équipement d’origine. Mais les défenseurs du libre, Jean-Claude Droyer en tête, tenaces, tiennent bon. Suit L’ange (1978) très célèbre 7b des lieux sur un pilier déversant ouvert par Laurent Jacob, où vous basculerez de l’autre côté de la face et disparaîtr­ez aux yeux de votre assureur pour des sensations garanties. Pour sûr une voie iconique de la période du libre au Saussois, autant par l’ambiance que par le côté engagé, obligatoir­e, exigeant et magnifique de l’escalade proposée. En 1978, Jean-Claude Droyer a également une vision et envisage l’ancienne voie d’artif La voie du refuge dans une perspectiv­e de libre en scellant 3 pitons. Trois années plus tard, Jean-Pierre Bouvier lui grille la politesse et lui chipe la première : la mythique Chimpanzod­rome, prétendant­e au titre de premier 7c+ de France, est née pour devenir un des joyaux du Saussois malgré sa hauteur limitée (15 mètres).

Le théâtre des exploits du gang des Parisiens : l’âge d’or des années 80

« Chimpan » devient emblématiq­ue d’une décennie et d’une génération adepte d’une escalade plus sportive nécessitan­t de s’entraîner pour augmenter son niveau technique : de par ses mouvements puissants sur trous, notamment son gros crawl en croisé en guise de crux, Chimpan attire les convoitise­s et bascule peu à peu comme la référence du bon niveau de l’époque. Les ascensions se multiplien­t, et la voie devient phare, gravie notamment en solo par Jibé Tribout, ainsi que par Christine Gambert, Corinne Labrune et Isabelle Laffont pour les premières ascensions féminines. Dès lors, tout le gotha de la grimpe de l’époque fait le déplacemen­t sur les rives de l’Yonne. Le restaurant Les Roches du couple Moreau est complet tous les week-ends. On peut même y apercevoir les stars étrangères de l’époque comme Jerry Moffat ou Wolfgang Güllich, Moffat se permettant de flasher Chimpan le jour de ses 21 ans en 1984, la classe ! Mais les Français ne sont pas à la traîne. Une génération de Parisiens en chassant une autre, ce sont entre autres

les jeunes Jibé Tribout, Antoine et Marc Le Menestrel, qui vont continuer à écrire l’extraordin­aire aventure de cette falaise : le gang des Parisiens est né, avec une nouvelle éthique de l’escalade. Au lieu de redescendr­e d’une voie après un vol, ils restent travailler la section pour réaliser des ascensions après travail, là où les conservate­urs attachent plus d’importance au à vue. Marc Le Ménestrel libère Bidule, premier 8a+ de France en 1984 avec un pas de bloc proposant une remontée de bi inversé fort déroutante sur pieds foireux. À l’Aiguillett­e, son frère Antoine rajoute une broche dans une voie d’artif pour réaliser en libre le beau pilier très exigeant, à doigts et engagé de Président direct (7c), ce qui ravira à nouveau les amateurs du style mais fera de nouveau polémique parmi les alpinistes. Naît aussi à cette époque Ouragan (8a, 1986), une voie courte et puissante, grosse base sur monodoigts, et assurément encore à l’heure actuelle une des lignes les plus dures de France pour le niveau. Dans un ventre juste à droite, Jibé Tribout libère le très bloc Revanche (8b+, 1988), un des premiers 8b+ de France après Le Minimum et les Spécialist­es, avec une méthode improbable et particuliè­rement abjecte au niveau du crux, qui le fait hésiter à annoncer 8c… Jacky Godoffe, lui, vient au Saussois pour faire des séries dans

La Tricou afin de se mettre la conti et ainsi se préparer aux coupes du monde. Parallèlem­ent, ces mêmes grimpeurs, mais aussi quelques autres figures comme l’inépuisabl­e Thierry Fagard, poursuiven­t l’équipement systématiq­ue de tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à une ligne grimpable. On parle bien d’équipement depuis le haut, ce qui marque une petite révolution dans l’approche de l’escalade au Saussois historique­ment marquée par des ouvertures aventureus­es depuis le bas. L’équipement, bien qu’aéré, se fait alors sur des ancrages plus solides que des coins de bois et des pitons, induisant ainsi un engouement et un

succès auprès de la communauté. Les nouvelles lignes, en effet, dans une optique d’évoluer sur des murs plus audacieux et plus techniques, rompent quelque peu avec les voies faciles et passableme­nt engagées (voire exposées !) d’antan. Malgré un caractère technique plus difficile, ces nouveaux challenges sont prisés et la fréquentat­ion des lieux bat son plein. Plus sur la gauche, passé le Gendarme, le mur Moreau propose aussi quelques perles et challenges plus longs, avoisinant les 30 mètres, qui seront développés à la fin des années 80, avec les 7b classiques de Cathlynn (nommée ainsi car c’est le vrai prénom de Lynn Hill) et Chercheur d’or, avant que Jean-Pierre Bouvier propose Insoumissi­on (8c) et ses célèbres réglettes renforcées au sika. Puis, la king line du secteur, Le tigre bleu. Cette voie de 30 mètres dans une belle traînée bleue a été l’objet d’un pari de la part de Lucien Bérardini, qui l’a équipée en 1990 : une mise en jeu de sa 205 GTI pour celui qui réussirait le challenge sans bricoler le rocher (contrairem­ent à sa voisine Insoumissi­on). Jean-Pierre Bouvier se chargea de la première ascension (selon l’intéressé, Lucien n’a finalement pas voulu lui donner la récompense), et Christian Roumégoux pour la seconde ascension quelques années plus tard, et même pour la « seconde première ascension » après que des prises ont cassé. Dans les années 90, les grimpeurs locaux Éric Vales, Benjamin Petit mais aussi le Parisien Christian Roumégoux (qui a tout fait ici !) sont toujours très actifs. Bouvier aussi, qui propose au rocher du Parc un des premiers 8c+/9a français avec Festin de Pierres en 1994, un ventre bien bricolé pour une des premières voies de ce niveau en France bien que la difficulté ait été plus tard réévaluée à la baisse. Tout cela, c’était avant que le Saussois ne plonge dans l’oubli, les projecteur­s étant mis sur les falaises plus attractive­s du sud de la France.

L’abandon et le renouveau

À partir de la fin des années 90, la fréquentat­ion du Saussois décroît peu à peu jusqu’à ce que celui-ci se retrouve quasiment abandonné des grimpeurs non locaux à partir du milieu des années 2000. Réputé patiné, dur à grimper, engagé, le site est progressiv­ement boudé par les nouvelles génération­s, d’autant que les pans et murs font leur apparition, les standards modernes tendant vers des voies plus longues et conti. Seul le rocher du Parc, de par sa configurat­ion de falaiseéco­le, reste prisé. Cette muraille offre une escalade ombragée et estivale au bord de l’Yonne, un pied de falaise accueillan­t et des voies d’initiation très bien équipées, notamment grâce à Thierry Fagard, permettant aux groupes et aux familles de pratiquer sans sueurs froides. La concentrat­ion de ligne en 4e, 5e, 6e degré y est inouïe. Mais les voies mythiques des lieux restent de nombreuses années couvertes de toiles d’araignée. La tendance, et le présent article en est la preuve, pourrait néanmoins s’inverser dans les années à venir. D’une part parce que

« Il est toujours agréable de venir s’y dorer la pilule à l’intersaiso­n »

l’aventure à côté de la maison revient dans l’air du temps, ce qui pourrait amener les grimpeurs parisiens à se réconcilie­r avec cette falaise située à moins de 2 heures de train de chez eux, et d’autre part parce que les grimpeurs locaux sont très actifs pour faire vivre le site.

Des figures locales, Pascal Calmus en tête, reprennent le perfo et procèdent au remplaceme­nt systématiq­ue des vieux clous des voies classiques par des spits ou de belles broches scellées plus solides. Le rééquipeme­nt a débuté. Le festival local des 8 Heures du Saussois se met sur pied à l’initiative d’Éric Vales, avec un challenge de mètres parcourus en équipe et un sympathiqu­e et désormais célèbre pendule du haut de la Grande Roche. Les rochers du Saussois sont devenus un havre de tranquilli­té et les pratiques se diversifie­nt avec l’apparition de nombreux highlineur­s venant repeupler mettre une bonne ambiance le week-end. Endroit chargé d’histoire, morceau de notre patrimoine, la fréquentat­ion reste raisonnabl­e. Elle est limitée à quelques aficionado­s et passionnés heureux de perpétuer et entretenir cet héritage de l’escalade libre. Et il est toujours agréable de venir s’y dorer la pilule à l’intersaiso­n en profitant de cette ambiance apaisante au-dessus du canal de l’Yonne et du village, tout en ayant le privilège de se frotter à des voies historique­s de référence !

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Antoine Keodara dans Rubik’s Cule, un beau pilier en 6a+.
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 ?? ?? Page de droite : Titouan Denis s’offre une tranche d’histoire avec Chimpanzod­rome (7c+), possibleme­nt la première voie de ce niveau en France.
Ci-dessus : Pascal Calmus serre les croûtes et les dents dans le départ de Dos Crawlé (7c) au Rocher du Parc, la falaise soeur du Saussois.
Page de droite : Titouan Denis s’offre une tranche d’histoire avec Chimpanzod­rome (7c+), possibleme­nt la première voie de ce niveau en France. Ci-dessus : Pascal Calmus serre les croûtes et les dents dans le départ de Dos Crawlé (7c) au Rocher du Parc, la falaise soeur du Saussois.
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 ?? ?? Agathe Clément en pèlerinage dans L’Échelle à Poisson, premier 7a de l’hexagone avec sa deuxième longueur superbe remontant un bel éperon déversant.
Agathe Clément en pèlerinage dans L’Échelle à Poisson, premier 7a de l’hexagone avec sa deuxième longueur superbe remontant un bel éperon déversant.

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