Infrarouge - Infrarouge Hors-Série
Du néolithique à 2020, un voyage dans le temps
En levant le voile sur AlUla, l’Arabie saoudite ne fait pas que s’ouvrir au monde : elle révèle une histoire unique, préservée dans un paradis géographique d’une beauté inouïe.
Où sommes-nous ? Dans le Hoggar ? Le désert de Tabernas ? Celui du Colorado ? Le djebel Sirwa ? Mais alors, pourquoi ce vert ? Tout ici ressemble à un décor de cinéma avec ses grès ocre et ses taches jade qui, sur l’échelle des contrastes, place le site tout en haut de la pyramide des couleurs. Quelle main a pu intervenir pour découper ainsi un paysage qui rappelle, quand on prend de la hauteur, un terrain de jeu pour enfants traversé par une fulgurance artistique qui touche au génie ? Approchez-vous et ces protubérances deviennent des sculptures de géants où l’homme se transforme en fourmi, une fourmi qui ouvrirait des yeux dont les multiples facettes ne comprendraient pas toute l’architecture de l’endroit. Bienvenue dans l’un des trésors archéologiques les moins connus du globe, le site d’AlUla, merveille d’Arabie !
À l’origine des temps
Située au nord-est de l’Arabie saoudite, AlUla est une longue bande d’une trentaine de kilomètres qui étire son oasis entre des massifs majestueux de basalte à l’ouest et de grès à l’est. Ici, il fait chaud – malgré le climat aride, les températures sont acceptables d’octobre à mai –, mais il y fait bon vivre dès la préhistoire selon les travaux des archéologues qui volent de trouvailles en découvertes. Si l’on y voit des acacias, des tamaris et des plantes halophiles, c’est que la région a bénéficié de périodes humides remontant à quelques millions d’années, comme le révèlent les incisions du proche volcan Harrat « Uwayrid. Les vallées irriguent le bassin du Wadi qui s’écoule vers le sud et sillonne les zones de Madâin Sâlih et d’AlUla. La porosité du grès, permettant de stocker l’eau, fait le reste. Le résultat ? Une oasis extraordinaire, là où toute vie sédentaire serait en apparence impossible à imaginer. Si le site d’AlUla est exceptionnel, c’est aussi par la richesse d’une histoire unique, traversée par des épisodes distincts qui mériteraient un livre tant les rebondissements qui les rythment s’apparentent à un film à suspens. On connaît, bien sûr, le récit de Lawrence d’Arabie et du chemin de fer du Hedjaz, qui reliait Damas à Médine. Mais avant de revenir à cet épisode au centre du chef-d’oeuvre de David Lean, il faut remonter le temps jusqu’au néolithique. Là, les premières traces humaines apparaissent sous la forme de cairns ostentatoires sur des sommets de collines ou des rebords de plateaux. La population sédentaire y côtoie des nomades aux troisième et quatrième millénaires avant J.-C. La vie de l’époque ? Il suffit de se pencher sur les inscriptions gravées dans la pierre pour l’imaginer : on se déplace à dos de chameau, on se défend des lynx et des lions et on chasse l’autruche.
Les remparts de Dadan
Faisons un bond jusqu’au VIIIe siècle avant J.-C. Une merveille sort de terre. Elle s’appelle Dadan et son royaume va durer près de deux siècles, une seconde rapportée à l’histoire de l’humanité, mais cet instant va permettre de développer une société d’une richesse inouïe. La cité est idéalement située sur la route d’Aden à Gaza, qui file le long de la mer Rouge et conduit d’immenses convois de dromadaires transportant huile, vins, encens, myrrhe et aromates. Il faut alors quarante jours pour relier le nord au sud, et les remparts de Dadan annoncent aux marchands un éden sur cet interminable périple. L’eau y est, bien sûr, la première des félicités, mais elle n’est pas la seule : fraîcheur bienvenue, marchandages enrichissants, réalisations artistiques époustouflantes, comme ces sanctuaires consacrés Dhû Ghaybah, principale divinité de Dadan pour laquelle les offrandes variaient de simples fruits à des nouveau-nés, ou ces sculptures taillées dans la pierre ou confectionnées en céramique ou en métal. La splendeur de Dadan fait des envieux.
La merveille Hégra
La splendeur de Dadan fait des envieux mais laisse peu à peu la place à celui de Lihyan. La prospérité revient, bien aidée en cela par les taxes imposées aux marins grecs et aux marchands yéménites qui s’aventurent dans la contrée. Le lien entre les deux royaumes ? Les fouilles entreprises sur le site montrent que les sujets de Dadan et Lihyan utilisaient la même écriture, un alphabet composé de vingt-huit lettres pour une lecture de droite à gauche. L’oasis est alors le centre du royaume et s’étend du rempart d’AlUla jusqu’à celui de Jabal al-Gharbi. Impossible de dater avec exactitude la fin de ce royaume florissant, même si les historiens s’accordent pour le situer vers le milieu du premier millénaire avant J.-C. La période a tout d’un âge d’or. Mais le meilleur est encore à venir.
Plus au nord, au sud-est de l’actuelle Jordanie, un peuple prospère. Il domestique les dromadaires et, depuis sa position stratégique sur la route des caravanes, base son commerce sur les produits de l’Arabie heureuse – encens, épices et autres biens précieux. Pour façonner leur capitale, Pétra, ils creusent à même la roche. Théâtres, temples et tombeaux ont ainsi traversé le temps, témoignant d’une splendeur incomparable. Plus au sud, à AlUla, et plus précisément à l’oasis d’Hégra, l’élite se fait bâtir des tombes d’une beauté prodigieuse, qui s’égrènent le long des falaises de grès. Pour leur conférer un caractère immuable, les Nabatéens appellent ces monuments funéraires les “maisons d’éternité” et pratiquent une forme de momification pour préserver les corps des altérations naturelles. Hégra, située à sept étapes de la mer, devient, elle aussi, un point stratégique d’où les marchandises, débarquées dans le port de Leukè Komè, repartent vers le nord, jusqu’à Pétra.
Qurh après Hégra
Mais cette prospérité n’échappe pas à l’encore puissante Rome. L’empereur Trajan, par l’odeur alléchée, s’empare de la ville en 106 après J.-C. Les Romains resteront pendant deux siècles à Hégra, renommant la région “province d’Arabie” et laissant à la surprise des archéologues, des siècles plus tard, une porte fortifiée à AlUla ainsi qu’un fort au sud de la ville. Que s’est-il passé au IVe siècle ? Difficile de connaître tous les détails, mais il semble que la colonie de légionnaires et de cavaliers se retire, léguant derrière elle un joyau qui deviendra une ville-fantôme.
La vie, elle, s’est déplacée à vingt kilomètres au sud, à Qurh (aujourd’hui alMâbiyât), bientôt richissime grâce à ses multiples marchés. À l’avènement de l’islam, Qurh est devenue la sixième plus grande ville de la péninsule arabique, profitant notamment du passage des très nombreux pèlerins syriens et égyptiens. « Il n’y a pas au Hijaz aujourd’hui de contrée plus grande, plus habitée, plus peuplée, plus pourvue en commerçants, en richesses et en biens, après La Mecque, que celle-ci » , détaille, au Xe siècle, le géographe Al-Maqdisi en parlant de Qurh. « C’est un site fortifié bien protégé, dans un angle duquel se dresse une citadelle, entouré de villages et cerné de palmiers. »
Chemin de fer mythique
La suite ? L’histoire est mouvementée et s’éloigne de l’archéologie au fur et à mesure du temps. C’est la période islamique pendant laquelle Qurh devient de plus en plus puissante. Puis la longue présence ottomane, du XVIe au XXe siècle. Puis en 1900, la construction du mythique chemin de fer du Hedjaz. Il relie Damas à Médine, afin de faciliter le pèlerinage à La Mecque, mais aussi renforcer l’emprise des Ottomans sur la région. Édifié sous la direction de l’Allemand August Pacha, il a la particularité d’avoir des rails se trouvant sous le niveau de la mer sur plusieurs kilomètres. Certaines de ses traverses ont été confectionnées en métal plutôt qu’en bois pour éviter le vol destiné à alimenter le feu des tribus locales.
En 1932, l’Arabie saoudite, fruit de la fusion des provinces du Nedj et du Hedjaz, est officiellement fondée. C’est toute cette histoire que s’apprête à dévoiler le pays. Une histoire dont les plus importants chapitres s’érigent ici, à AlUla, sous le haut témoignage de ces vestiges exhumés. La magie a des atours parfois majestueux.