Infrarouge

Toxic, artiste old school à part entière

De son vrai nom Torrick Ablack, Toxic est né dans le Bronx dans les années 60. Il n’a que 13 ans lorsqu’il devient membre du groupe Tag Master Killers. Avec eux, il investit les rues de New York, tague les murs et les rames de métro. Repéré par Jean-Miche

- Par Carole Schmitz

Comment l’art est-il entré dans votre vie ? Ma rencontre avec le monde de l’art ne fut pas une évidence de prime abord, car je ne suis issu ni d’une famille d’artiste, ni d’une famille qui s’intéressai­t particuliè­rement à l’art. Mais j’ai toujours été curieux. Par exemple, j’adorais observer notre voisin qui s’amusait à customiser des blousons pour certains gangs du quartier. Plus tard, ce sont les graffitis dans la rue et sur les wagons des trains qui ont attiré mon attention. La situation socio-économique de notre ghetto ne faisait pas de nous des privilégié­s, et notre art se résumait à cela. Et puis, il y a eu ma rencontre avec Jean-Michel Basquiat. À quelle occasion vos chemins se sont-ils croisés ?

C’était un soir de 1983. J’avais 17 ans et lui à peine cinq de plus. Nous étions allés passer la soirée au Roxy, une boîte de Chelsea, avec mon ami A-One. Il avait participé à une fête géniale là-bas, la veille, et il voulait y retourner. Là, nous nous sommes retrouvés à fumer à côté de Basquiat et, le plus simplement du monde, nous avons commencé à discuter. Il m’a demandé ce que je faisais et je lui ai dit que j’étais graffeur. Il m’a rétorqué : « Je fais une fête chez moi la semaine prochaine, viens ! », puis il m’a donné son adresse. Vous imaginez bien que j’y suis allé sans me faire prier. Il habitait à l’époque sur Crosby Street, dans un loft qui était aussi son atelier et que lui louait Andy Warhol.

Cette rencontre a-t-elle été déterminan­te ?

Absolument. Il a été le premier à croire en moi et m’a poussé à devenir un artiste. Il m’a montré qu’il avait confiance en moi et en mon talent. De plus, il m’a appris à observer, car c’est en observant que l’on est inspiré. Par la suite, il m’a présenté à toutes sortes de gens comme Andy Warhol ou encore Larry Gagosian. Très tôt, il m’a aussi fait prendre conscience de la valeur de mon travail. Il disait toujours : « If you sell cheap, you are cheap. » Il a été tout simplement le déclencheu­r de mon parcours.

Vous sentez-vous précurseur dans le domaine du graffiti ?

Non, pas du tout, c’est exagéré. Vous savez, nous étions au début des années 80 et, grâce à la galerie Fashion Moda et à Stefan Eins, j’ai surtout pris conscience qu’il était plus intelligen­t de faire en sorte de gagner sa vie plutôt que d’être un vandale et de risquer la prison. À l’époque, la couleur de ma peau était un véritable « frein » social, je n’étais pas américain, mais noir américain, et mes professeur­s ne misaient pas grandchose sur moi. La peinture est dès lors devenue un moyen de m’en sortir et de faire de moi quelqu’un de respectabl­e.

Pourquoi avez-vous quitté très tôt New York ?

Je suis parti au moment de la crise financière. J’avais 21 ans et ma chance a été d’aller vivre et peindre en Italie. Malgré mon départ, nous sommes restés proches avec Basquiat, Rammellzee et A-One, on se téléphonai­t beaucoup, nous avions même le projet de louer une Jeep et de traverser l’Afrique. Cela a été notre dernier projet, car, juste avant de nous rejoindre, Jean-Michel a fait cette overdose qui l’a emporté.

Aujourd’hui, vous figurez dans de nombreux musées. Pourtant, on continue à parler de vous comme d’un « street artist ». Cela vous gêne-t-il ?

Effectivem­ent, je dois avouer que cela m’agace, car un street artist est quelqu’un qui se sert de la rue comme support, ce que je ne fais plus depuis près de 30 ans. Donc, même si je viens du street art, et j’en suis fier, je pense que je peux aujourd’hui être considéré comme un artiste à part entière. Je ne tiens pas à être dans cette mouvance pseudobran­chée et décadente, qui semble plaire à beaucoup de gens. Vous savez, de nos jours, la plupart des artistes qui se revendique­nt du street art ont étudié aux Beaux-Arts ou à la Sorbonne, ils n’ont jamais vandalisé quoi que ce soit, comme nous avons pu le faire... Tout est donc faussé !

Vous arrive-t-il de vous sentir « old school » ? « Ohhhh, I’m fucking so happy to be old school » (« Je suis trop content d’être old school »). J’aime cette idée et je la revendique !

Vous n’hésitez pas à collaborer avec des maisons comme Pierre Frey ou à rejoindre des aventures comme celle initiée par Som’Art by ALLOmatela­s. Pour vous, l’art se conjugue-t-il au pluriel ?

Vous savez, je m’intéresse depuis longtemps au design, à la décoration et à tout ce qui est acte créatif motivé par la sincérité, la passion et l’exigence. De plus, je suis un hypercréat­if et beaucoup de designers que je côtoie m’y ont poussé. Expériment­er de nouveaux supports, de nouvelles techniques, partager mon savoir-faire me fait vibrer et avancer. Par ailleurs, je suis sensible à l’idée de perpétuer un héritage. J’ai beaucoup de respect pour ceux qui, comme la maison Pierre Frey, préservent cette tradition familiale tout en s’ouvrant à la modernité. Concernant Som’Art by ALLOmatela­s, ce fut avant tout une belle rencontre, doublée d’une expérience intéressan­te. L’idée audacieuse qu’a eu Michael Haziza, en l’occurrence vouloir « rendre vos nuits plus belles » en demandant à des artistes issus du street art de revisiter les codes de la literie, m’a très vite séduit.

Quelle est aujourd’hui votre définition de l’art ?

C’est un bon dîner organisé par Daniel Spoerri, à cela près qu’il ne finira pas accroché à un mur. Un joli moment de partage, voilà ce qu’est l’art pour moi.

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