Infrarouge

LA FORCE DE L’ÉTIQUETTE

- Par Raphaël Turcat

Les étiquettes de whisky, ce n’est pas une mince affaire : elles disent tout – et un peu plus – de ce que vous allez boire. Après la lecture de cet article, vous deviendrez incollable sur ce qu’elles énoncent, la significat­ion de leur graphisme et les codes couleurs qu’elles utilisent.

Consommer avec modération un alcool fort, c’est d’abord comprendre ce que l’on ingurgite. Et pour y parvenir, il faut s’intéresser à sa conception. Le whisky est une eau-de-vie fabriquée à base de céréales maltées ou non maltées (orge, blé, seigle, maïs, avoine), qui fermente, subit une, deux, parfois trois distillati­ons puis vieillit dans un fût afin de réduire son degré alcoolique et d’acquérir son arôme. Pour saisir toute sa personnali­té, il est impératif de savoir déchiffrer son étiquette où, comme le port-salut, tout est écrit dessus : l’âge du whisky (de 3 à 50 ans passé dans un fût), sa provenance (le pays et la région où il a été produit : Islay, Speyside, Highlands, Bretagne, Tasmanie, Kentucky…), son degré d’alcoolémie et sa catégorie.

« Le plus répandu, c’est le blended, un assemblage de whiskies de malt et de grain provenant de plusieurs distilleri­es et pouvant contenir des whiskies de différente­s années, de différente­s origines mélangés à du whisky de grain », explique Michel Firino Martell d’Elite Selection. Moins commun, le blended malt est un assemblage de whiskies 100% orge maltée provenant de plusieurs distilleri­es. Plus rare et plus noble, le single malt est distillé exclusivem­ent à partir d’orge maltée et provient d’une seule et même distilleri­e. Reste à se plonger sur la contre-étiquette, au dos de la bouteille, qui donnera des indication­s facultativ­es et plus subjective­s sur l’histoire, la date de mise en bouteille, le type de fût, les arômes ou les conseils d’accords avec les mets. Mais le graphisme dit, lui aussi, beaucoup de choses sur ce que vous allez déguster.

DES CODES VARIABLES

« La bonne étiquette, c’est celle qui est en adéquation avec le positionne­ment du produit », affirme Eric Estève, un graphiste qui a oeuvré pour bon nombre de maisons de vins et de spiritueux. « Par exemple, des whiskies d’entrée de gamme comme Paddy, Clan Campbell ou J&B vont mélanger énormément de codes pour atteindre un public jeune et festif. Les étiquettes tirant sur le crème, avec moins de couleurs et des équilibrag­es classiques, une typographi­e élégante qui rappelle la cosmétique, dénotent une montée en gamme. Une fois que l’adéquation avec la cible est trouvée, les choses ne bougent plus, ou alors très peu. Les marques destinées à un public jeune s’autorisero­nt par exemple un coffret spécial pour les fêtes ou une étiquette qui réagira à la lumière blanche des clubs, mais guère plus. »

Pourtant, certaines marques tentent le grand looping graphique, comme les whiskies Benriach, spécialist­e de Speyside tourbés. Dans un souci de modernité plus en phase avec son époque, la maison écossaise a laissé tomber son ancien logo – typographi­e à empattemen­ts et lettre capitale à Riach – pour une signalétiq­ue plus sobre – une stricte typo bâton façon musée d’art contempora­in – soulignant la haute qualité de son whisky. « Plus épurés, les étiquettes et les étuis établissen­t une hiérarchie qui facilite la navigation au sein de la gamme, nous explique-t-on depuis le nord-est de l’Ecosse. Les expression­s non-tourbées se déclinent autour du bleu pâle, les tourbées adoptent une palette plus chaude. Et de la même façon que la couleur du whisky devient plus ambrée avec l’âge, le bleu des coffrets de Benriach est de plus en plus foncé à mesure que l’expression augmente en âge. »

LE TOUR DU MONDE DE L’ÉTIQUETTE

Que l’on distille dans la vieille Europe ou les jeunes États-Unis, l’approche de l’étiquette n’est pas la même car l’histoire, celle sur laquelle reposent les ventes, et la culture diffère. « Au premier coup d’oeil, on peut tout de suite différenci­er une étiquette de whisky britanniqu­es d’un bourbon américain, note Eric Estève. Les étiquettes de whiskies écossais et irlandais piochent dans un imaginaire traditionn­el, patrimonia­l : les couleurs sont plutôt sombres, l’iconograph­ie fait appel à la nature, aux vieux châteaux, aux cerfs, la typo est posée, on s’imagine très vite au milieu des landes avec une vieille bâtisse entourée de chais dont sortirait un homme tanné poussant une barrique. Des whiskies comme Glenfiddic­h, Glenmorang­ie ou Glenlivet jouent beaucoup sur cette imagerie. » Chez les Américains, rien de tout cela : « L’imagerie des étiquettes est plus brut, plus “trumpiste”. L’approche est plus red neck, la typo est plus grosse, on est tout de suite dans un ranch du Kentucky. L’étiquette Jack Daniel’s en est l’un des meilleurs exemples », même si certaines exceptions haut de gamme comme les bourbons Woodford, à la superbe bouteille arrondi et au graphisme de l’étiquette sobre et équilibré, viennent modérer ces propos.

Emporté par son élan, Eric Estève continue son tour du monde : « Les Canadiens ont, eux, une approche à cheval entre l’Amérique et l’Europe. Leur design est plus raffiné que sur les bouteilles américaine­s. Ils peuvent se le permettre car ils ont deux symboles très forts – la feuille d’érable et la fleur de lys – qui permettent immédiatem­ent de “signer” le pays, c’est le cas notamment des whiskies Sortilège. » Les Japonais, eux, optent pour un graphisme très élaboré. « Ils jouent à fond la sobriété et ils peuvent se le permettre car la couleur ambrée du whisky autorise un graphisme noir et blanc très pur, surtout quand il est rehaussé d’une calligraph­ie réalisée au pinceau. C’est aéré, beau, impactant. Faites l’expérience en posant par exemple une bouteille de Yoichi : tout le monde la regardera avec étonnement. »

LE CHIC FRANÇAIS

Pour les Français, récemment convertis au whisky, l’histoire est un peu différente. C’est le cas de la maison Alfred Giraud, qui se fait fort de vieillir son whisky dans des fûts de très vieux cognac. « Dans notre cas, nous n’avions pas de codes graphiques à respecter, explique Philippe Giraud, fondateur et propriétai­re de la marque. Nous sommes partis d’une page vierge et avons conçu nos étiquettes en omettant volontaire­ment de tenir compte des normes et du passé. L’opportunit­é pour la France, c’est d’écrire une nouvelle page de l’histoire du whisky en s’affranchis­sant des normes ou des contrainte­s historique­s. » Le résultat, sobre, équilibré, minimalist­e, est une réussite et pourrait presque faire penser à une étiquette de parfum. Un sobre French malt whisky vient souligner le nom de la maison qui surplombe l’appellatio­n de l’eau-de-vie. « Dans notre cas, le briefing fut simple : nous voulions transcrire le côté élégant et intemporel de la maison et, d’une manière générale, du luxe à la française », détaille Philippe Giraud.

Ici, pas d’agences spécialisé­es dans le packaging ni d’études quantitati­ves sur un large panel de consommate­urs. « Notre packaging a été développé en équipe par le designer Joachim Bailiff et Daniela Flores, directrice artistique de la maison Giraud, qui est également ma compagne, continue Philippe Giraud. Quant à la réflexion marketing, notre expérience indique que les recherches quantitati­ves sont un frein à l’innovation car la plupart des consommate­urs ont du mal à faire abstractio­n de leurs référents. Nous préférons prendre le risque d’imposer des codes qui, nous l’espérons, s’imposeront. En ce sens, nous sommes adeptes d’une des devises de Steve Jobs : Ayez le courage de suivre votre coeur et votre intuition. »

QUE LE BREUVAGE VIENNE D’ÉCOSSE (BENRIACH), DU KENTUCKY (WOODFORD), DU TENNESSEE ( JACK DANIEL’S), DU JAPON (HIBIKI) OU DE FRANCE (ALFRED GIRAUD), L’ÉTIQUETTE DIT TOUT DU PREMIER COUP D’OEIL : LA GAMME, LA PROVENANCE, LE DEGRÉ D’ALCOOLÉMIE, LA CATÉGORIE ET BIEN PLUS ENCORE.

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Jack Daniel’s et Alfred Giraud
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Benriach et Woodford
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