Infrarouge

INTERNET EST-IL ÉCOLO ?

- Entretien Raphaël Turcat

À 33 ans, Inès Leonarduzz­i est l’une des figures montantes de l’écologie. Fondatrice de l’ONG Digital For The Planet, elle est devenue une spécialist­e de l’écologie numérique, qu’elle promeut aujourd’hui dans un livre étonnant et passionnan­t : Réparer le futur. Interview sans pièce jointe.

Dans votre livre Réparer le futur : du numérique à l’écologie, vous dites que nos habitudes digitales sont extrêmemen­t polluantes. En quoi taper le nom d’Inès Leonarduzz­i sur Google l’est-il ?

Quand vous tapez un groupe de mots sur Google ou autre, l’algorithme va lancer une requête auprès des serveurs, là où sont logées toutes les informatio­ns que recense Internet, les fameuses données. Cette requête se déplace à la vitesse des photons, c’est-à-dire à la vitesse de la lumière, dans des fibres enterrées sous le sol de l’océan. Ces fibres, contenues dans des câbles, relient les pays entre eux et quadrillen­t la planète tout entière. On parle de près de 500 câbles représenta­nt 1,2 million de kilomètres. Les entrailles de notre planète sont truffées de câbles nous permettant ces requêtes Internet, tantôt vitales tantôt inutiles, qui sont les nôtres au quotidien. En moyenne, chaque requête effectue 15 000 km de trajet pour solliciter l’informatio­n demandée dans les serveurs et la faire apparaître sur nos terminaux, c’est-à-dire nos écrans. L’électricit­é nécessaire à ce voyage sollicite des énergies fossiles, c’est-à-dire finies, non renouvelab­les.

En matière de pollution numérique, j’imagine qu’il y a pire…

Oui. Les envois de mails et de requêtes, bien qu’ils doivent être diminués, ne sont pas ce qu’il y a de plus polluant. Ce qui fait le plus de dégâts, c’est la fabricatio­n des appareils électroniq­ues. Je préfère qu’on cherche un nom sur Google plutôt qu’on change de smartphone tous les ans.

Mais alors, comment changer les cycles de vie de nos appareils électroniq­ues ?

C’est précisémen­t là que repose tout l’enjeu de la pollution numérique environnem­entale. On ne recycle que 20 % de nos appareils électroniq­ues, et seulement 1 % des terres et métaux rares contenus à l’intérieur. Or, extraire toujours plus ces minerais dans des pays comme la république démocratiq­ue du Congo ou la Bolivie – comme c’est tragiqueme­nt le cas aujourd’hui – devrait être davantage encadré par les instances internatio­nales. Je me suis rendue sur place, j’ai interrogé des ONG locales, des représenta­nts de ces entreprise­s étrangères, des gouverneme­nts concernés. Tout cela est surtout une histoire de gros sous. Le marché des terres rares traitées représente 43 milliards de dollars, en constante augmentati­on. Aucun égard pour les femmes, les hommes et les enfants qui descendent dans ces mines, pour les écosystème­s naturels détruits. Ce n’est plus acceptable et, tant qu’on ne dit rien, rien ne change. Nous avons les démocratie­s et l’environnem­ent qu’on mérite. En ce sens, nous en parlerons tant que ce sera nécessaire.

Avec votre ONG, Digital For The Planet, vous pointez l’énorme source de pollution électroniq­ue des grosses entreprise­s. Faut-il imposer un plafond d’objets électroniq­ues à ces boîtes ?

Oui, les entreprise­s sont les plus gros foyers de pollution numérique, selon l’ADEME. On ne leur a pas appris à mesurer leur impact environnem­ental numérique. Mais imposer un plafond d’achat n’est pas, à mon sens, une réponse durable. C’est davantage la durée d’utilisatio­n des appareils électroniq­ues qui est intéressan­te à regarder. Aujourd’hui, les règles comptables et fiscales n’incitent pas aux pratiques responsabl­es en la matière. L’amortissem­ent des ordinateur­s en entreprise est de trois ans, alors que, à ce stade, les appareils marchent encore parfaiteme­nt. Favoriser les achats d’appareils à fort indice de réparabili­té et reconditio­nnés est aussi une piste à suivre. Elle est suggérée dans la feuille de route « Numérique et Environnem­ent », à laquelle Digital For The Planet et d’autres structures, comme l’associatio­n ZACK, ont participé.

Dans votre livre, vous dénoncez aussi les serveurs, gros consommate­urs d’eau. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Les centres de données sont comme des ordinateur­s géants. En activité constante, ils chauffent en permanence et il faut les refroidir. Pour cela, on utilise de l’eau claire. Il faut l’équivalent en eau de 158 000 piscines olympiques par an pour refroidir les seuls centres de données de Californie. À une échelle individuel­le, nous dépensons 2 900 litres par an pour notre seule consommati­on Internet, soit ce que nous buvons pour survivre durant deux ans et demi.

Dans le même temps, vous expliquez que les énergies vertes, comme le photovolta­ïque ou l’éolien, si elles produisent peu de CO2, en émettent beaucoup à cause de leurs infrastruc­tures (constructi­on, lieu d’exploitati­on, recyclage…). Tout est-il foutu ?

Non, il ne faut pas condamner le futur. Il est encore temps de le réparer. Je suis une grande optimiste, et je pense qu’il est impossible de trouver des solutions si on ne croit pas que c’est possible. Les infrastruc­tures des énergies renouvelab­les sont à optimiser et, là encore, c’est dans l’économie circulaire qu’il faut trouver des réponses. La réponse est simple, ce qui est compliqué, c’est de lever les lobbys miniers.

Le numérique met-il en danger notre écologie mentale ou bien est-il une source de savoir inépuisabl­e ?

L’impact du numérique sur la santé mentale et intellectu­elle a trait à la qualité des contenus que nous visionnons au quotidien. Le cerveau est un organe qui a besoin de nutriments pour bien fonctionne­r et se développer. Ici, cela signifie du contenu de qualité. Nous sommes ce que nous voyons. Le cerveau se construit par itération, habitude. Bien sûr que le numérique est une source de savoir inépuisabl­e, mais tous les savoirs ne se valent pas. Les algorithme­s poussent les contenus les plus plébiscité­s : plus nous likons un type de contenus, plus nous encourageo­ns les algorithme­s à les diffuser largement. Finalement, liker c’est voter pour la société qu’on souhaite demain. C’est en cela que les pollutions numériques intellectu­elle et sociétale sont liées.

Dernière question : qu’allez-vous faire de votre ancien téléphone quand vous voudrez en changer ?

J’attends que mes téléphones me lâchent avant de les changer. C’est eux qui m’abandonnen­t, pas moi ! Je dépose mes appareils usagers dans des points de collecte. Il y en a dans toutes les villes. Je me suis retrouvée l’an dernier avec deux ordinateur­s en trop dans l’ONG. Plutôt que les mettre au placard, nous en avons fait don à une associatio­n qui les offrait aux enfants confinés sans moyen de se connecter à leurs cours, faute de moyens.

Réparer le futur : du numérique à l’écologie d’Inès Leonarduzz­i, éditions de l’Observatoi­re, 18 €.

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