LE LUXE EST-IL DEVENU PETIT-BOURGEOIS ?
Depuis l’avènement du luxe abordable, c’en est-il fini du luxe, du vrai ?
Le voilà bien, l’esprit petit-bourgeois ! La société, c’est un estomac qui digère, et pas plus de courants d’idées que de courants d’air.* » À force d’exister partout et pour tous comme un vulgaire produit comestible, à force d’en faire un luxe qui se digère et non un luxe qui se distingue, le luxe s’est-il vidé de sa substance et de son sens ? Quitte à devenir mesquin et cheap ? Fini la grande dépense scandaleuse de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie, place au « luxe abordable », au luxe démocratisé. Opposé par essence à l’étymologie de luxus qui a d’abord signifié le fait de « pousser de travers » ou « pousser avec excès », le luxe « petit-bourgeois » est en radicale rupture avec sa conception insolente et aristocratique plaidant pour la débauche des sens (luxure), seul moyen de valoriser l’existence.
Ce voluptueux « luxe de la mollesse » que Rousseau valorise au siècle des Lumières, considéré par Voltaire comme « une suite naturelle des progrès de l’espèce humaine », a désormais cédé le pas au luxe conventionnel de « vanité » à grands coups (mais petits prix) de rouge à lèvres, de parfums ou de lunettes de soleil, arborés comme signes distinctifs au rabais. Convertissant définitivement le luxe « en accumulation bourgeoise de l’inutile », le XIXe siècle signe l’âge d’or du bibelot, la naissance du grand magasin, l’affolement des clientes Au bonheur des Dames, en un mot, les prémisses de l’ère de consommation et de la norme de l’ostentatoire : le luxe de la petite-bourgeoisie. Notre siècle remet à jour cette autre question, plus insidieuse : désincarné et abordable, le luxe existe-il encore ?
Il interroge en tout cas la culture matérielle d’une société clivée entre consommateurs du « vrai » luxe inaccessible, d’un côté, et les consommateurs de bling factice de l’autre. Le luxe d’en haut et celui d’en bas. Pas d’affolement. La réponse tient peut-être dans le discernement du philosophe Gilles Lipovetsky : « Il est essentiel de conserver l’idée nouvelle d’un luxe ”pour tous”. Car le propre des grandes enseignes du luxe, c’est de faire cohabiter produits inaccessibles et démocratisés. (…) C’est cette tension ou « contradiction » qui dessine le nouveau monde du luxe. Non ce qui le détruit ou l’appauvrit. » Le luxe est mort, vive le luxe !
* Paul Bourget, Nos Actes nous suivent