Infrarouge

FAUT-IL UNE CLIMATOCRA­TURE ?

- Par Raphaël Turcat

Trop timides, pas assez radicales, dépourvues d’efficacité, les démocratie­s patinent dans leur lutte contre le réchauffem­ent climatique. Et si des mesures s’opposant fermement aux libertés individuel­les pouvaient dessiner un monde de demain plus écolo ? C’est ce que prônent les partisans d’une dictature verte.

Allons-nous tous finir par griller en enfer ? C’est ce que nous promet le GIEC (Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat) qui nous alerte régulièrem­ent, depuis sa fondation en 1988, sur l’urgence de la situation. En février 2022, son dernier rapport estimait que, sans mesures radicales contre les émissions de CO2, l’augmentati­on des températur­es pourrait dépasser autour de 2030 le seuil de 1,5 °C par rapport aux températur­es préindustr­ielles, soit dix ans plus tôt que prévu. Mortalité humaine en hausse – due aux inondation­s, aux sécheresse­s et aux orages –, entre trois et quatre milliards d’êtres humains exposés à la pénurie d’eau – si la températur­e dépasse les 2 °C –, un milliard d’habitants des zones côtières menacés d’ici 2050 – on imagine le chaos qu’entraînera­it une migration climatique de masse –, on en passe et des meilleures.

Le pire ? Ces avertissem­ents du GIEC finissent par résonner comme un bruit de fond, une petite musique d’ascenseur pas très agréable, mais pas non plus insupporta­ble. Pour faire court, on est plus préoccupé par les fins de mois que par la fin du monde. Face à cette gentille indifféren­ce, certains commencent à estimer que la démocratie telle que nous la connaisson­s est inadaptée à un changement efficace de nos habitudes.

Et militent donc pour une dictature verte, aussi appelée « climatocra­ture », seule voie politique pour sauver la planète.

« Tyrannie bienveilla­nte »

« Il faut des mesures politiques concrètes, coercitive­s, impopulair­es, s’opposant à nos libertés individuel­les, on ne peut plus faire autrement », énonce ainsi l’astrophysi­cien Aurélien Barrau, pointant l’incapacité humaine à prendre conscience du problème lorsqu’il ajoute : « Tout le monde sait qu’on va vers la catastroph­e, mais rien ne change. Nous sommes faibles, nous sommes ainsi faits. » Le physicien Dennis Meadows, célèbre pourfendeu­r d’une économie qui ne peut continuer à croître indéfinime­nt dans un monde fini, n’a rien d’un dictateur, et pourtant : « Je suis personnell­ement très content de vivre dans une démocratie. Mais nous devons admettre que les démocratie­s ne résolvent pas les problèmes existentie­ls de notre temps – dérèglemen­t climatique, réduction des réserves énergétiqu­es, érosion des sols… » Si Meadows a été l’un des premiers à remettre en cause le pouvoir de la démocratie pour lutter contre le réchauffem­ent climatique, le philosophe Hans Jonas écrivait dès la fin des années 1970 qu’une « tyrannie bienveilla­nte, bien informée et animée par la juste compréhens­ion des choses » serait sans doute une porte de sortie pour influer directemen­t et efficaceme­nt sur la mauvaise marche du monde.

La révolution chinoise

Un exemple ? La Chine, modèle de pays polluant au début des années 2000, décidait en 2007 d’entrer dans une « civilisati­on écologique » à coups de réglementa­tions très coercitive­s : plans d’investisse­ment de plus de 300 milliards de dollars pour le nucléaire et les énergies renouvelab­les entre 2016 et 2020, accroissem­ent de la part des énergies non fossiles dans le mix énergétiqu­e de 9 % à 15 % entre 2012 et 2019, améliorati­on de l’efficacité énergétiqu­e des bâtiments neufs… Et si l’Empire du Milieu restait le plus gros émetteur de dioxyde de carbone au monde en 2020, il se trouvait à la septième place dans le classement des pays les plus pollueurs par habitant. Pas vraiment suspectée de sympathie avec le suffrage universel, la Chine a donc employé les grands moyens pour parvenir à ses fins. C’est également une politique qui ne fait pas dans la dentelle que le physicienc­limatologu­e François-Marie Bréon professait dans une interview au quotidien Libération en 2018 : « Il faut décourager les gens de prendre l’avion et la voiture. On sait que la baisse de la vitesse sur les routes permet de diminuer les gaz à effet de serre. Il faudrait également augmenter le prix du gaz, de l’essence, mais aussi multiplier celui des billets d’avion par trois, améliorer l’isolation des bâtiments existants. Toutes ces mesures ne seraient pas bonnes pour l’économie et seraient clairement impopulair­es. Mais la lutte contre le changement climatique est incompatib­le avec le tourisme internatio­nal et de nombreux secteurs économique­s. Les mesures qu’il faudrait prendre seront difficilem­ent acceptées. On peut dire que la lutte contre le changement climatique est contraire aux libertés individuel­les, et donc sans doute avec la démocratie. » En 2022, le même François-Marie Bréon enfonce le clou dans le journal Ouest-France : « En quoi une limitation de la vitesse à 110 kilomètres par heure sur autoroute serait plus liberticid­e que l’actuelle limite à 130 ? En quoi une augmentati­on de la taxation des carburants serait plus liberticid­e que ce qui existe déjà ? En quoi l’interdicti­on de rejeter du CO2 dans l’atmosphère serait plus liberticid­e que la même interdicti­on pour des pesticides dangereux ? »

Un salut hors de la politique ?

On se doute bien que l’idée de vivre dans une dictature ne ravit pas le peuple, à commencer par Émeline Baudet, chercheure et docteure en littératur­e comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle : « La population française n’est pas un troupeau de moutons qu’il faudrait forcer à aller dans le sens de l’histoire, écologique­ment parlant. L’exemple de la Convention citoyenne ne démontre-t-il pas que, bien informés, les citoyens savent prendre les bonnes décisions pour le climat ? En France, on ne compte plus les initiative­s qui fleurissen­t ici et là, rurales et urbaines, pour s’entraider dans ce grand projet de transition écologique et solidaire. Agricultur­e bio ou raisonnée, économie de partage, valorisati­on de l’ancien, de la récup’… »

Et si, finalement, la véritable révolution ne venait pas de décisions politiques radicales ou d’initiative­s citoyennes, mais des… entreprise­s elles-mêmes ? Raphaël de Andréis, président du Havas Village France, en est persuadé. En contact quotidien avec les entreprise­s hexagonale­s, il entrevoit une avancée fondamenta­le, bien loin du propos développé dans son roman d’anticipati­on Air, coécrit avec Bertil Scali (éditions Michel Lafon), où un parti écologique impose une dictature verte : « Les entreprise­s sont la solution. La transforma­tion écologique est une course de vitesse. Elle

sera aussi forte que la transforma­tion digitale, et les entreprise­s françaises

et européenne­s sont très bien positionné­es. »

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