FAUT-IL UNE CLIMATOCRATURE ?
Trop timides, pas assez radicales, dépourvues d’efficacité, les démocraties patinent dans leur lutte contre le réchauffement climatique. Et si des mesures s’opposant fermement aux libertés individuelles pouvaient dessiner un monde de demain plus écolo ? C’est ce que prônent les partisans d’une dictature verte.
Allons-nous tous finir par griller en enfer ? C’est ce que nous promet le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) qui nous alerte régulièrement, depuis sa fondation en 1988, sur l’urgence de la situation. En février 2022, son dernier rapport estimait que, sans mesures radicales contre les émissions de CO2, l’augmentation des températures pourrait dépasser autour de 2030 le seuil de 1,5 °C par rapport aux températures préindustrielles, soit dix ans plus tôt que prévu. Mortalité humaine en hausse – due aux inondations, aux sécheresses et aux orages –, entre trois et quatre milliards d’êtres humains exposés à la pénurie d’eau – si la température dépasse les 2 °C –, un milliard d’habitants des zones côtières menacés d’ici 2050 – on imagine le chaos qu’entraînerait une migration climatique de masse –, on en passe et des meilleures.
Le pire ? Ces avertissements du GIEC finissent par résonner comme un bruit de fond, une petite musique d’ascenseur pas très agréable, mais pas non plus insupportable. Pour faire court, on est plus préoccupé par les fins de mois que par la fin du monde. Face à cette gentille indifférence, certains commencent à estimer que la démocratie telle que nous la connaissons est inadaptée à un changement efficace de nos habitudes.
Et militent donc pour une dictature verte, aussi appelée « climatocrature », seule voie politique pour sauver la planète.
« Tyrannie bienveillante »
« Il faut des mesures politiques concrètes, coercitives, impopulaires, s’opposant à nos libertés individuelles, on ne peut plus faire autrement », énonce ainsi l’astrophysicien Aurélien Barrau, pointant l’incapacité humaine à prendre conscience du problème lorsqu’il ajoute : « Tout le monde sait qu’on va vers la catastrophe, mais rien ne change. Nous sommes faibles, nous sommes ainsi faits. » Le physicien Dennis Meadows, célèbre pourfendeur d’une économie qui ne peut continuer à croître indéfiniment dans un monde fini, n’a rien d’un dictateur, et pourtant : « Je suis personnellement très content de vivre dans une démocratie. Mais nous devons admettre que les démocraties ne résolvent pas les problèmes existentiels de notre temps – dérèglement climatique, réduction des réserves énergétiques, érosion des sols… » Si Meadows a été l’un des premiers à remettre en cause le pouvoir de la démocratie pour lutter contre le réchauffement climatique, le philosophe Hans Jonas écrivait dès la fin des années 1970 qu’une « tyrannie bienveillante, bien informée et animée par la juste compréhension des choses » serait sans doute une porte de sortie pour influer directement et efficacement sur la mauvaise marche du monde.
La révolution chinoise
Un exemple ? La Chine, modèle de pays polluant au début des années 2000, décidait en 2007 d’entrer dans une « civilisation écologique » à coups de réglementations très coercitives : plans d’investissement de plus de 300 milliards de dollars pour le nucléaire et les énergies renouvelables entre 2016 et 2020, accroissement de la part des énergies non fossiles dans le mix énergétique de 9 % à 15 % entre 2012 et 2019, amélioration de l’efficacité énergétique des bâtiments neufs… Et si l’Empire du Milieu restait le plus gros émetteur de dioxyde de carbone au monde en 2020, il se trouvait à la septième place dans le classement des pays les plus pollueurs par habitant. Pas vraiment suspectée de sympathie avec le suffrage universel, la Chine a donc employé les grands moyens pour parvenir à ses fins. C’est également une politique qui ne fait pas dans la dentelle que le physicienclimatologue François-Marie Bréon professait dans une interview au quotidien Libération en 2018 : « Il faut décourager les gens de prendre l’avion et la voiture. On sait que la baisse de la vitesse sur les routes permet de diminuer les gaz à effet de serre. Il faudrait également augmenter le prix du gaz, de l’essence, mais aussi multiplier celui des billets d’avion par trois, améliorer l’isolation des bâtiments existants. Toutes ces mesures ne seraient pas bonnes pour l’économie et seraient clairement impopulaires. Mais la lutte contre le changement climatique est incompatible avec le tourisme international et de nombreux secteurs économiques. Les mesures qu’il faudrait prendre seront difficilement acceptées. On peut dire que la lutte contre le changement climatique est contraire aux libertés individuelles, et donc sans doute avec la démocratie. » En 2022, le même François-Marie Bréon enfonce le clou dans le journal Ouest-France : « En quoi une limitation de la vitesse à 110 kilomètres par heure sur autoroute serait plus liberticide que l’actuelle limite à 130 ? En quoi une augmentation de la taxation des carburants serait plus liberticide que ce qui existe déjà ? En quoi l’interdiction de rejeter du CO2 dans l’atmosphère serait plus liberticide que la même interdiction pour des pesticides dangereux ? »
Un salut hors de la politique ?
On se doute bien que l’idée de vivre dans une dictature ne ravit pas le peuple, à commencer par Émeline Baudet, chercheure et docteure en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle : « La population française n’est pas un troupeau de moutons qu’il faudrait forcer à aller dans le sens de l’histoire, écologiquement parlant. L’exemple de la Convention citoyenne ne démontre-t-il pas que, bien informés, les citoyens savent prendre les bonnes décisions pour le climat ? En France, on ne compte plus les initiatives qui fleurissent ici et là, rurales et urbaines, pour s’entraider dans ce grand projet de transition écologique et solidaire. Agriculture bio ou raisonnée, économie de partage, valorisation de l’ancien, de la récup’… »
Et si, finalement, la véritable révolution ne venait pas de décisions politiques radicales ou d’initiatives citoyennes, mais des… entreprises elles-mêmes ? Raphaël de Andréis, président du Havas Village France, en est persuadé. En contact quotidien avec les entreprises hexagonales, il entrevoit une avancée fondamentale, bien loin du propos développé dans son roman d’anticipation Air, coécrit avec Bertil Scali (éditions Michel Lafon), où un parti écologique impose une dictature verte : « Les entreprises sont la solution. La transformation écologique est une course de vitesse. Elle
sera aussi forte que la transformation digitale, et les entreprises françaises
et européennes sont très bien positionnées. »