LUCIA SILVESTRI, LA FEMME QUI MURMURE À L’OREILLE DES PIERRES
Dans le docufilm Inside the Dream, consacré aux coulisses de Bulgari, une Maison de haute joaillerie dévoile pour la première fois son processus de création. De Jaipur à Rome, de la recherche des plus belles pierres à la finition du bijou, Lucia Silvestri
« Je crois que c’est bon », lance-t-elle. « Vicky est prêt à la tailler, mais il faut que j’aille sur place pour discuter. J’ai besoin de voir et de sentir l’émeraude. » Depuis 25 ans, la famille de ce négociant en pierre de Jaipur possède un « bébé de quatre kilos », une exceptionnelle émeraude qui fascine Lucia Silvestri. Fidèle à sa devise – « on cherche, on force, mais ne s’arrête jamais » –, forte d’une idée de collier hors du commun, la directrice artistique de Bulgari a su le convaincre. Cette pierre précieuse sera la pièce maîtresse de la collection Magnifica.
Dans la peau de Lucia Silvestri
« Toi, je te mets ici, toi, je te mets là. » La musique du groupe Queen en fond sonore, elle crée en s’adressant aux pierres dispersées sur son large bureau. « Je leur parle, mais toutes ne me répondent pas. » Le réalisateur ne s’y est pas trompé. La star de Inside the Dream, le coeur battant de la « casa italiana », c’est Lucia. Pas les sublimes ambassadrices de la marque, pas les pierres, pas les dessins qui sont la sève et l’essence de Bulgari… mais elle, seule femme de toutes les Maisons joaillières confondues à chercher et négocier les pierres aux quatre coins de la planète avant de les imaginer en parures. La seule. Et elle n’ignore pas ce qu’il en coûte. « Je suis la femme qui achète les plus belles pierres du monde. Je ne suis pas dure, mais je sais ce que je veux », affirme-t-elle, appuyant cette vérité de son regard vert perçant qui a l’éclat d’une pierre hypnotique. Tourné en un an, le documentaire permet de comprendre tout cela. Il est une incursion au centre de la personnalité hors du commun de la DA de Bulgari, qui oeuvre depuis 40 ans au sein de la Maison romaine.
Formée par signore Bulgari (Nicola, petit-fils du fondateur), cette Italienne incandescente confesse devoir tout cela au hasard, et à son père. « Il travaillait chez ce joaillier qui, à l’époque, n’avait que cinq boutiques. J’étais étudiante. Moi, je voulais devenir biologiste. » De l’étude animalière aux bijoux serpent, il n’y a qu’un pas. Éclatant. Son père lui organise un stage de trois mois chez Bulgari et ses Serpenti. « Quand je suis entrée pour la première fois dans le bureau de Nicola Bulgari, j’ai été très émue. Mon travail consistait à faire des compositions de couleurs. » Une éternité plus tard, la directrice artistique poursuit avec grâce et magie ses créations colorées. En revanche, c’est aussi elle qui négocie les gemmes qu’elle trouve chez ses fournisseurs. « J’ai la connaissance totale du produit, de l’achat des pierres précieuses jusqu’à la finition du bijou. »
Le sens de la tradition
Si l’on ne voit pas la transaction de l’émeraude en Inde, si l’on aperçoit qu’à peine le laboratoire en Italie, le film montre tout le reste, la quête, « les coulisses de l’émotion et de l’exigence qui conduisent à des collections exceptionnelles », comme le rappelle le réalisateur. La caméra de Matthieu Menu suit Lucia dans ses rencontres avec ses différents fournisseurs qui, la plupart du temps, connaissent la Maison depuis des générations – Lucia travaillait déjà avec le père et le grand-père de Vicky, il y a 30 ans. « J’aime être avec les professionnels des pierres ! Ce sont des moments très forts. » À l’oeil, et en une seconde, elle identifie si les rubis, les tanzanites ou les saphirs sont de qualité. Parfois, elle plonge ses mains dans ces monticules de pierres brutes à pleines mains. « C’est le moment que je préfère. Il est important de les voir et de les toucher pour sentir leur douceur, leur transparence. Chaque pierre est un souvenir ou une attraction. » Avant d’ajouter, citant le premier conseil de son mentor Nicola Bulgari : « Il ne faut jamais acheter une pierre si tu ne sais pas ce que tu as en tête. » Pour l’émeraude qu’elle a enfin obtenue, une nouvelle idée de collier (Serpenti hypnotic) a germé : « Elle sera comme un cadeau offert par un serpent. Celui-ci la tient très délicatement dans sa bouche, comme il le ferait avec ses oeufs. »
Grande prêtresse des joyaux
Au siège de Bulgari, dans son bureau au centre de la capitale italienne, Lucia pose tout haut la question : « Et moi, je suis comment ? » « Magica ! »
répondent en coeur ses précieux collaborateurs, Angelo et Giuseppe. Il est vrai qu’à la regarder, encore et encore, faire couler entre ses mains les pierres, elle a des gestes de prêtresse. Ça ressemble à une incantation, puis à une partition. Chaque pierre est comme une note de musique dont elle s’attache à entendre le son quand elle les fait tomber en cascade sur son grand bureau. « C’est mon moment ! »
Vient l’accord entre les pierres pour trouver une harmonie : « Je joue avec elles, sauf que, derrière ce jeu, c’est 40 ans d’expertise. » Plus que jamais, pour la collection Magnifica qu’elle imagine comme une explosion de couleurs, elle suit le second précepte de signore Bulgari : « Ne pas être timide et oser de nouvelles combinaisons. » Combinaisons multicolores grâce auxquelles la Maison s’est taillé une signature. « Un style fort, bigarré, pour des femmes sûres d’elles, féminines et versatiles »,
résume Lucia, qui en est la plus parfaite incarnation, à l’instar des ambassadrices plus officielles – Zendaya, Chiara Ferragni, Lisa, Lily Aldridge, qui participent à leur façon à la destinée du bijou. La caméra tourne, les va-et-vient se poursuivent à Rome, entre Lucia Silvestri et les différents corps de métier. On passe allègrement des réunions produits aux discussions avec les designers. Puis on découvre les artisans, dernier maillon de la chaîne. Pour Serpenti hypnotic, le collier cabochon, c’est plus de 2 000 heures de travail dans le très secret laboratoire de haute joaillerie de Bulgari. « C’est là que le rêve prend forme », explique-t-elle. Le rêve de toutes les femmes, mais d’abord celui de celle qui murmure à l’oreille des pierres.