Intérêts Privés

AXEL KAHN : « JE MARCHE DONC JE SUIS »

À 74 ans, il se définit comme un homme qui marche. À l’heure de la retraite, en 2013 et 2014, le généticien a fait deux traversées de la France à pied. À la recherche de lui-même, du bien-être et de la liberté. rencontre.

- Interview D’elodie Chermann

Comment est né votre goût pour la marche ?

A.K. Les cinq premières années de ma vie, j’ai été gardé par une paysanne très pauvre dans un petit village de l’extrême sud de la Touraine, à la frontière du Berry. Là-bas, je n’avais guère d’autres moyens que la marche pour me déplacer. Cette habitude ne m’a depuis jamais quitté. Même avec l’avancée en âge. À Noël j’ai passé quinze jours dans ma campagne familiale à la frontière entre la Champagne et la Bourgogne et j’ai marché au minimum 20km et jusqu’à 33 km par jour avec mes lourdes bottes de chasse. Lorsque je suis à Paris, je prends exceptionn­ellement les transports en commun ou les taxis. Si je dois donner une conférence aux Pays-Bas, je vais à la gare du Nord à pied avec mon sac sur le dos.

➜ Que vous apporte la marche ?

Pour moi, la marche n’est pas une activité mais une manière d’être. Si je veux rester un esprit sain dans un corps sain, il faut que je marche. Sinon j’ai l’impression que mon corps se rabougrit et que ma pensée s’étiole. Pourtant, aujourd’hui, quand je marche, mes genoux ne sont plus jamais silencieux. Mais ne plus marcher, ce serait ne plus vivre. Alors je préfère de loin continuer à entendre les protestati­ons de mes genoux. C’est un choix. Chacun d’entre nous choisit sa vie.

➜ C’est en auvergne Que vous avez appris Cette leçon. racontez-nous…

C’était dans les années 1980. Avec un groupe d’amis, nous faisions tout un périple à pied à travers les monts du Cantal et la chaîne des Volcans. Un matin, alors que nous suivions un chemin de crête dans le massif du Sancy, dans un froid glacial et un brouillard épais, nous avons découvert un monsieur pelotonné dans sa couverture de survie, avec deux cannes anglaises à ses côtés. Comme il semblait très mal en point, nous nous sommes empressés de l’envelopper dans nos duvets et de lui offrir un café chaud, des gâteaux secs et des myrtilles que nous avions ramassées. Quand le vieil homme a repris des couleurs, je lui ai posé cette question, dont aujourd’hui encore je n’arrive pas à m’absoudre tant elle était vulgaire : « qu’estce qu’un homme dans cet état peut-il bien faire dans un tel endroit ce matin ? » L’homme a levé le regard vers moi, a attrapé ses deux cannes pour se redresser, et tendant l’index vers moi m’a répondu cette phrase que je n’oublierai jamais : « Eh quoi, monsieur ? Vous voudriez peut-être que je sois à l’hospice à quémander après le bassin ? Vous savez, monsieur, chacun choisit sa vie. » Rouge de

confusion, je me suis alors rendu compte que choisir sa vie était un idéal que j’avais très rarement atteint en réalité… La première fois, c’est lorsque j’aurais pu être médecin des hôpitaux et que j’ai choisi de faire de la recherche. La seconde, c’est quand, après avoir été président des université­s, j’ai décidé en 2013 de me transforme­r en vagabond cheminot et de mettre mes pas dans ceux de Jacques Lacarrière.

➜ Comment vous êtes-vous préparé pour Ce premier tour de FranCe1?

Même si j’avais arrêté les grandes randonnées, j’étais en bonne forme physique. Je n’étais pas trop inquiet. D’autant que j’avais prévu de suivre les grands chemins de pèlerinage. Or tous les pèlerins sont déterminés mais ils ne sont pas tous très sportifs. Pour un montagnard comme moi, je savais que le défi était à portée de main ou plutôt de jambes ! En revanche, je n’avais jamais marché seul. Et là, j’allais passer des centaines et des centaines d’heures avec moi-même. Cela ne m’effrayait pas plus que cela car j’ai toujours été un peu solitaire. Parce que je suis un homme public et que la vie publique me pèse souvent. Par acquit de conscience, j’ai quand même fait une préparatio­n dans ma campagne. Pendant une dizaine de jours, j’ai enchaîné de longues marches solitaires de 3536-37 km pour savoir si la répétition ne m’affectait pas trop. Et comme elle ne m’a pas du tout affecté, je suis parti rasséréné.

➜ vous aimez méditer en marChant ?

Oui, naturellem­ent. Certains disent : je marche pour me vider la tête. Moi, je marche pour me remplir la tête. Jamais ma tête n’est aussi pleine que lorsque je marche. C’est un effort incroyable­ment propice à la pensée. Passés les 4-5 premiers kilomètres où l’on est en permanence bombardé par les signaux du corps, les douleurs articulair­es, les sangles du sac à dos qui font mal, l’esprit est ensuite libéré, on est comme sur un tapis volant.

➜ Y a-t-il eu des moments où vous avez eu envie d’abandonner ?

Lors de ma première traversée, il a plu toute la journée tous les jours pendant un mois complet, du 8 mai au 3 juin 2013. Ça a été le pire printemps du siècle. Je partais le matin sous une températur­e de 2 degrés, je ne pouvais pas emprunter les chemins qui étaient inondés. Mais quand je me demandais : y a-t-il un endroit au monde où je serais mieux que là où je suis ? la conclusion était évidente : non. Je n’ai donc jamais douté.

➜ votre deuxième traversée2 s’est pourtant révélée très difficile…

C’est vrai. Dans le massif Central, j’ai vraiment connu un épisode de doute pour des raisons physiques. J’évoluais sur le plateau du Cézallier, au milieu des pâtures du Salers. Comme le chemin était peu balisé, j’avais les yeux rivés sur mon GPS et j’ai buté dans une souche. Je suis tombé sur mon épaule droite, que je m’étais déjà luxée une semaine plus tôt dans la Creuse. J’ai eu un mal syncopal. Et comme si cela ne suffisait pas, j’ai glissé un peu plus loin et me suis éraflé les deux genoux. Quand je suis arrivé à la Godivelle, la plus haute commune d’Auvergne, où je devais dormir, j’avais vraiment un mal de chien. N’étant qu’à la moitié de mon périple, je ne voyais pas comment j’allais pouvoir continuer dans cet état. Je me suis allongé sur mon lit avec ma mascotte posée sur le buffet devant moi. Et j’ai eu l’impression qu’elle me disait : dis donc Axel, qu’est-ce que je vois là ? Tu faiblis ? Moi, je suis jeune et je ne vais pas m’arrêter. Ayant toujours considéré ma mascotte comme mon autre moi-même, tout cela a cheminé dans ma tête. Après une douche et deux gentianes, j’ai finalement décidé de continuer, alors que, je l’apprendrai­s à mon retour, j’avais plusieurs tendons de sectionnés. À partir du moment où il y a la volonté, le corps est capable de prouesses étonnantes.

Avant que je me lance dans mes deux tours de France, mon fils et ma fille qui sont tous deux médecins voulaient que je fasse un bilan. J’ai refusé. Tant que ça tient, ça tient, je préfère ne pas savoir.

1) Des Ardennes au Pays basque, 2) Pointe du Raz à Menton

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