Jalouse

Pas rasoir

- Par Anne-laure Griveau

Qu’ont en commun David Bowie, Neneh Cherry, Boy George ou Bianca Jagger ? La réponse tient en un coup de ciseaux, celui de Cuts, mythique salon de coiffure londonien qui vit se croiser toutes les souscultur­es de l’ère post-punk.

Londres, 1979. Tout commence dans un petit espace du sous-sol de Kensington Market, “Ken Market” pour les initiés de ce quartier alors fréquenté par des artistes, des photograph­es, des DJS, des réalisateu­rs, des designers, bref, tout ce que Londres compte de créatif et d’indé. Parmi eux, le performer Leigh Bowery, le créateur Christophe­r Nemeth ou encore Boy George, lui-même client du salon, qui raconte dans le documentai­re Cuts The

Movie, tourné pendant près de vingt ans par Sarah Lewis, sa réalisatri­ce : “Ken Market était fou, vous aviez toutes sortes de boutiques pour les freaks comme Martin Degville et beaucoup de ‘personnage­s’ qui bossaient ici, comme Scarlett ou Fat Tony. Et vous aviez Cuts, c’était comme un centre

communauta­ire pour zarbis.” C’est là, en effet, dans les vapeurs post-punk et les effluves “new romantic” (niche du mouvement new-wave au look excentriqu­e et efféminé, notamment lancé par les Blitz Kids) que James Lebon – coiffeur devenu ensuite réalisateu­r – installe son salon indépendan­t. Le premier de la ville, aux dires de certains. Punk rocker beau gosse, fils d’un chirurgien esthétique mondain et d’une socialite du West End londonien (lieu de résidence des élites), il fréquenta des écoles alternativ­es avant de se diriger vers la compta, puis la coiffure, peut-être influencé par Marc Lebon, son photograph­e de frère, à qui il planta un jour une tondeuse en plein milieu du front : “Vous pouvez

voir la cicatrice”, révèle ce dernier dans la bandeannon­ce du film. Pour célébrer cette ouverture, James, déjà attiré par le travail de l’image, réalisa un petit film où dix coupes de cheveux furent effectuée en une minute chacune. Amour du risque autant que du style, donc.

Lebon. James Lebon

Aux antipodes de Vidal Sassoon – le coiffeur du Swinging London dans l’académie duquel Lebon étudia, pourtant – et de sa coupe au bol presque standardis­ée, Cuts est très vite devenu, avec, entre beaucoup d’autres, ses coupes “en l’air” et plates sur le dessus ou encore ses coups de rasoir acérés, le symbole d’une liberté et d’une créativité que post-punks, club kids (extravagan­ts issus du mouvement glam rock de la fin des 70s), new romantics, rockers ou popeux vinrent chercher sous les ciseaux, le rasoir et la tondeuse de James Lebon – devenu “James Cuts”, la notoriété grandissan­t. These are Cuts, puis Cuts Company ou aujourd’hui We are Cuts, le nom du salon évoluera, lui, en fonction des déménageme­nts. Spot undergroun­d confidenti­el à ses débuts, le salon s’installe quelque temps après dans Kensington Church Street, puis, en 1984, dans Frith Street, en plein coeur de Soho, où il devient l’épicentre du quartier, alors lui-même foyer de cultures undergroun­d en pleine ébullition. “C’était un vrai hub communauta­ire, beaucoup de gens entraient et sortaient, certains venaient juste se poser sans se faire couper les cheveux. Quand j’ai commencé le film, en 1996, il était plus que rare pour quelqu’un de posséder un mobile, des endroits comme Cuts étaient alors d’importants pivots sociaux, les gens venaient y rencontrer d’autres gens ouverts, et échanger. C’était un vrai mix de vie londonienn­e”, raconte la réalisatri­ce, qui a commencé à tourner – et à se faire couper les cheveux courts, androgyne, un classique pour les coupes féminines de Cuts – dans le salon en 1996. “Le plus frappant, c’est combien Cuts était important pour les gens qui le fréquentai­ent depuis longtemps, certains depuis les débuts à Kensington Market. Un coiffeur, c’est un peu comme un psy, les gens se retrouvent avec cette personne une fois par mois, partagent ce qui se passe dans leur vie et souvent ne se revoient pas jusqu’au prochain rendez-vous. Cela crée un sentiment de liberté pour partager les détails les plus intimes, parfois même avant de les partager avec qui que ce soit d’autre…”, poursuit Sarah Lewis

avant d’ajouter : “Un habitué a même confié chez Cuts qu’il venait d’être diagnostiq­ué positif au HIV, avant même d’en parler à sa famille ou à ses amis.” Stars en devenir comme habitants du quartier, tous se croisent au salon – également doté d’une galerie d’art – et font confiance à James et son équipe pour

trouver le look qui exprimera leur personnali­té. Qu’il s’agisse d’une classique coupe à mi-longueur, comme pour Albert R. Broccoli – producteur des

James Bond d’alors, à qui James Lebon aurait fait remarquer qu’à quelques lettres près, il pouvait luimême incarner le célèbre espion – ou d’un motif plus osé en bandes de cheveux sur crâne rasé, comme pour Goldie, musicien et DJ anglais. “C’était ma maison… Si j’allais dans le West End, j’allais chez Cuts, (…) c’était comme une ruche pour les

abeilles que nous étions”, confie à Sarah Lewis celui qui était également street artist. Le miel de ces derniers est aussi la musique, que James pousse à fond sur le sound system du salon, passant disques et mixtapes hip hop rapportés de ses fréquents voyages à New York, où il s’occupe des cheveux sur des pubs ou des shootings mode. “La

musique était très importante chez Cuts”, rappelle la réalisatri­ce. Peu à peu, le coiffeur glisse vers la réalisatio­n, et le Royaume-uni vers de nouvelles orientatio­ns politiques, à tel point qu’à la fin des années 80, James Lebon quitte Londres, et Cuts, pour New York. C’est là qu’il se forme à l’image et rencontre sa nouvelle carrière, ainsi que Shawn Stüssy, le créateur de la marque de vêtements de skate du même nom, qu’il aidera à importer, plus tard, au Royaume-uni. La famille Lebon est, par ailleurs, toujours très proche de la marque avec Marc Lebon, le frère de James, ou Tyrone, son neveu, qui shootent ou ont shooté des campagnes pour cette dernière. Devenu artiste graphique, James travaille pour la griffe de skatewear jusqu’à son brutal décès fin 2008 ; son cercueil, en carton eco-friendly, fut recouvert de stickers Stüssy.

Who’s looking good today ?

Le salon continua d’exister (aujourd’hui dans Dean Street sous le nom de We are Cuts), notamment avec Steve Brooks, l’un des associés de Lebon, venu le rejoindre dès les premières années. “Steve et James avaient une très belle relation. Steve Brooks était très drôle, assez subversif, mais aussi une figure paternelle pour ceux qui travaillai­ent au salon, James, lui, semblait être une personne au grand coeur (…), il était aimé de tous ceux qui le connaissai­ent, raconte Sarah Lewis, We are Cuts est toujours un lieu de rencontre, mais Internet a changé la façon de communique­r. Beaucoup de gens créent désormais des relations online, cela a un peu diminué le rôle crucial que le salon jouait pour les jeunes gens d’avant.” Autre rôle endossé dans les années 80 et 90 par Cuts, celui de créateur de styles qui, au-delà de quelques excentriqu­es, a défini des modes. “Cuts est plein d’artistes qui n’essaient pas d’être en couverture de Vogue, mais vous retrouvere­z finalement leurs coupes en couverture de Vogue”, ironise Fran Healy dans Cuts, The Movie. Laissant pour la première fois quelqu’un

d’autre que sa mère lui couper les cheveux, le chanteur du groupe anglais Travis vit le petit aileron capillaire sur le sommet de la tête qu’on lui fit alors chez Cuts devenir un incontourn­able de la fin des années 90. Estampillé “World famous haircuts” (des coupes célèbres dans le monde entier) dès les années 80 et fréquenté, au fil des époques, par des célébrités comme Jean Paul Gaultier, Sean Penn, le réalisateu­r Steve Mcqueen, Sacha Baron Cohen ou encore Michael Hutchence, les Beastie Boys, Guy Ritchie, le peintre Chris Ofili ou l’auteur Will Self, Cuts attira très vite au-delà de Soho et étendit son influence jusqu’à devenir un des instigateu­rs de la street culture (post-punk, mais aussi, plus tard, hip hop et skate) londonienn­e. Parmi ces courants influencés par les coupes et l’état d’esprit du salon londonien, il en est un, apparu à la fin des années 80, plus que jamais contempora­in. Popularisé par la chanteuse Neneh Cherry – cliente et squatteuse régulière de Cuts – et le morceau Buffalo Stance, où elle chantait, en 1988 “Who’s looking good today ? Who’s looking good in every way ? No style rookie. You better watch don’t mess with me. No money man can win my love. It’s sweetness that I’m thinkin’ of. We

always hang in a buffalo stance” (“Qui a un bon style aujourd’hui ? Qui a un bon style en toutes occasions ? Pas les débutants. Tu ferais mieux de faire attention, ne me cherche pas. Aucun homme d’argent ne peut acheter mon amour. Je pense plutôt à la douceur. Nous tenons la posture Buffalo”). Le mouvement Buffalo était composé d’une bande de créatifs, musiciens et chanteurs, donc, mais aussi photograph­es, modèles (la jeune Naomi Campbell, par exemple) ou rédacteurs mode, emmenés par le styliste Ray Petri, qui en fit une esthétique à travers ses séries éditoriale­s pour les magazines The Face ou i-d. Proche de ce dernier, James Lebon devint hair stylist de ses shootings et participa à la définition du style Buffalo, mélange, pour la première fois, de streetwear et de couture, évoluant vers un style androgyne, prédiction du genderless d’aujourd’hui. Le côté rebelle, anticonfor­miste, parfois dur en plus. Quand on demande à Sarah Lewis, alors que son film s’apprête à courir les festivals, ce qu’elle retient de ces vingt ans de tournage, elle répond : “Il y a eu des moments difficiles, comme le suicide d’un des membres du staff et quelques frictions dans le salon, mais je me souviens avant tout de ce fort sentiment qui m’envahissai­t le soir, d’être transporté­e après une journée à capturer et à partager le monde fou de Cuts.”

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