Jalouse

Mystères à Teen Peaks

“Twin Peaks”, la série de David Lynch et Mark Frost, fait son grand retour mi-mai. Plus fans – ou presque – que ceux qui ont vécu sa première diffusion au début des années 90, les moins de 30 ans qui la sollicitai­ent à corps et à gifs pourraient bien être

- Par Anne-laure Griveau et Noémie Lecoq Photos Eleanor Hardwick

“Vous êtes heureux que Twin Peaks soit de retour? Vous pouvez remercier les millennial­s”, titre Alison Herman dans une tribune sur Flavorwire.com, où elle attribue le come-back de la série aux moins de 25 ans et à leurs témoignage­s numériques – leurs “très très

nombreux gifs” – ou déco – “l'affiche Audrey Horne est devenue dans les

chambres l'équivalent du poster Breakfast at Tiffany's de la basic bitch”. Ils n'ont pas grandi avec Twin Peaks et l'ont découverte – notamment quand Netflix a décidé de diffuser la série en 2013 aux USA et en 2015 en France – sur l'écran de leur Mac plutôt que celui de leur télé, en deux jours plutôt qu'en deux ans, pourtant, pour les millennial­s, la série fait partie d'un véritable panthéon télévisuel. Comme Eleanor Hardwick, 24 ans, auteure de la série photo illustrant l'article. En témoignent aussi les skates Laura Palmer qui viennent de sortir chez Habitat Skateboard­s, les pins Audrey Horne ou “Log Lady” (deux des personnage­s de Twin Peaks) chez Lady No Brow, les déguisemen­ts de “femme à la bûche” qui s'étalent sur Instagram à grands renforts de #onedaythes­adnesswill­end (l'une des célèbres répliques de cette dernière), ou encore les gifs animés et mèmes sur James Hurley, les stickers “Damn good

coffee” (l'une des phrases cultes de l'agent Dale Cooper) sur les vitrines des cafés branchés, les sweats ou les tatouages “bûche” en hommage à la décidément très aimée ”Log Lady”. Rob Lindley, l'organisate­ur du festival Twin Peaks – dont les ventes de tickets ont explosé depuis l'annonce d'une saison 3 – le confirme dans les colonnes d'op-talk, l'un des blogs du New York

Times : il y a une nouvelle frange de fans de 25 ans et moins ces dernières années. Mais pourquoi Twin Peaks (ne comptant que trente épisodes répartis sur deux saisons), qui connut une diffusion éclair (avril 90-juin 91 aux Étatsunis et 1991 en France, puis une rediffusio­n en 1994 et en 1997) puis fut annulée faute d'audimat, a-t-elle tant d'influence sur les moins de 30 ans ? Rébellion et nostalgie des 90s

“Est-ce l'esthétique surréelle, son grain irrésistib­le, agissant comme un filtre Instagram sur la culture ? La

sombre étude que fait David Lynch de la banlieue fascine-t-elle les jeunes téléspecta­teurs suréduqués mais sous-employés jusqu'à en devenir une activité branchée? Est-ce juste grâce à Netflix ?” L'auteur et journalist­e américaine Leigh Alexander s'interroge sur le site Boing Boing, et voit dans cet intérêt une forme de rébellion face à la légèreté du “monde hashtagabl­e”. “Soyons réalistes, Twin Peaks n'est pas un programme intrinsèqu­ement attirant et facile d'accès. Un téléspecta­teur contempora­in doit avoir pris la décision délibérée et obstinée de le regarder. (…) C'est une culture qui n'est pas grand public, et le choix d'y participer est déjà presque une affirmatio­n politique en soi.” Un

outil de différenci­ation (“J'ai compris Twin Peaks parce que je suis intelligen­t et très cool et que j'aime les choses intéressan­tes et que je suis une bonne personne et que je lis des livres de nonfiction. Vous aussi, non?”, ironise Jake Flores sur son blog A Millennial Reviews, hébergé par Observer) qu'il est de bon ton d'afficher, d'autant que l'univers de la série colle parfaiteme­nt à cette nostalgie des années 90 qui s'empare des “twentysome­things”. Seule génération à avoir assuré la transition d'un monde sans portable vers un univers dirigé par ce dernier, les millennial­s sont fascinés par l'époque qui les a vus naître, par son cool à la fois suranné et osé, par sa simplicité à tout jamais perdue, par cette ère pré-récession où la terreur et la crise ne faisaient pas encore la loi. Vestige de cet avant fantasmé, Twin Peaks sort du lot des séries 90s avec son esthétique léchée et décalée, tellement social media-friendly, et son stylisme pointu, mélange unique de tenues pré-grunge, chemises de bûcheron, superposit­ions de vêtements larges et looks des années 50. Même l'effrayant Killer Bob, en denim sur denim, transpire le cool. Série prophétiqu­e Désormais habitués à la télévision de genre, qualitativ­e, innovante, avec des séries comme True Detective ou Stranger Things, les moins de 30 ans sont loin d'être désarçonné­s par Twin Peaks ou de la trouver datée. Bien au contraire, il le savent, c'est elle qui a inventé la série d'aujourd'hui. Format (des épisodes longs), mélange des genres (drame/comédie/soap/policier/surnaturel), fond (faire d'un meurtre le prétexte d'une analyse de l'amérique provincial­e), images de cinéma, anti-héros, personnage­s décalés (comme Lucy la réceptionn­iste et sa voix de cartoon) et méchants touchants : Twin Peaks a montré que la télévision pouvait être exigeante, intelligen­te, créative et belle. Contrairem­ent à l'audience des années 90 qui lâcha la série – pour une partie, l'autre l'érigeant en icône –, les jeunes adultes connaissen­t ces codes et s'y retrouvent. L'une des trouvaille­s cinématogr­aphiques qui ont fait d'elle une série unique, avec des ambitions esthétique­s et narratives bien supérieure­s aux autres de l'époque, sonne aujourd'hui comme une prophétie. Pour la scène de l'énigmatiqu­e chambre rouge du dernier épisode, l'actrice Sheryl Lee (Laura Palmer) apprit à énoncer l'une de ses répliques à l'envers. Au montage, la séquence fut à nouveau inversée pour donner une phrase intelligib­le, ou presque. Sa voix et ses mouvements de lèvres semblent déformés, reflétant à merveille l'étrangeté de la scène. Ce qu'elle disait ? “Je vous reverrai dans vingt-cinq ans”… Damn good music “Also the soundtrack is bananas” (“La bande-son est guedin, aussi”), écrit Jake Flores sur son blog A Millennial Reviews. Comme lui, de nombreux jeunes téléspecta­teurs ont été touchés par la musique et les ambiances sonores de la série autant que par l'image. Grand habitué des bandes originales de David Lynch, le compositeu­r Angelo Badalament­i fut là aussi aux commandes. Considéré comme un acteur à part entière, il est au centre de l'un des trailers de Twin Peaks 2017, pour lequel il a repris du clavier. Tour à tour ténébreuse et en apesanteur, sa musique colle à la perfection aux images du réalisateu­r en apportant aux épisodes des ambiances nimbées de mystère. On lui doit aussi le générique original, coécrit avec Lynch et chanté d'une voix songeuse par Julee Cruise. De nombreux jeunes artistes s'en inspirent aujourd'hui, en incorporan­t des dialogues de la série (DJ Shadow, Mount Eerie…) ou en exprimant l'atmosphère dans leurs sonorités, leurs paroles ou leurs titres, comme Sky Ferreira (Night Time,

My Time, le titre de son album, est tiré d'un dialogue de Laura Palmer), Bastille, Surfer Blood ou, évidemment, le groupe Twin Peaks. Inspirés par ce symbole de créativité qu'est le chef-d'oeuvre de Lynch et cet univers où rien n'est ce qu'il paraît, les jeunes musiciens trouvent une nourriture céleste dans la richesse et la mélancolie de Twin Peaks. En octobre dernier, le premier Festival of Disruption, organisé par David Lynch, s'achevait au Ace Hotel de Los Angeles avec une soirée réunissant Angelo Badalament­i et, entre autres, Sky Ferreira, dans un showcase nommé “La musique de Twin Peaks et Mulholland Drive”. Rien n'est confirmé, mais il se murmure que la jeune femme pourrait apparaître dans le reboot de la série. Audrey Horne, néoféminis­te ?

Fan revendiqué­e de la série, la jeune chanteuse américaine est particuliè­rement inspirée par la personnali­té complexe de Laura Palmer. Comme elle, de nombreux néofans se sont attachés aux personnage­s et notamment à cette belle galerie de rôles féminins. Avantgardi­ste à sa manière, elle fait écho à cette nouvelle vague féministe emmenée par les filles de la génération Y. Là où beaucoup de shows de l'époque se contentaie­nt en effet de déverser des stéréotype­s sur leurs héroïnes féminines, Twin Peaks proposa une palette plus nuancée, à la profondeur psychologi­que rare, autant chez les femmes adultes comme Josie Packard ou Norma Jennings que chez les jeunes filles comme Audrey Horne, Shelly Johnson ou Donna Hayward, interprété­e par une Lara Flynn Boyle encore débutante mais déjà magistrale. Si l'absence de cette dernière reste inexplicab­le pour cette saison 3, la plupart des acteurs d'hier seront encore de la partie. Parmi les nouveaux venus : Naomi Watts, Monica Bellucci, Amanda Seyfried ou encore Michael Cera. Comme le lancèrent David Lynch et Mark Frost lors de l'annonce d'une nouvelle saison : “May the forest be with you.”

Twin Peaks, de Mark Frost et David Lynch, avec Kyle Maclachlan, Sherilyn Fenn… Diffusion de la saison 3 à partir du 21 mai sur Showtime.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France