Jalouse

Billet d’humeur

La millennial de la mode

- Par Michel Forte Illustrati­on Laure Wauters

Si vous avez connu le Palace, le Studio 54, le Vogue sans Anna Wintour ou encore les défilés Dior avec Christian, il est trop tard. Vous n'en n'êtes pas une. La millennial de la mode, comme tous les autres millennial­s, est, selon Wikipedia, née entre 1984 et 1999. Elle a grandi au son de musique aussi retouchée que les campagnes de cosmétique­s sur lesquelles vous avez travaillé en 1987 lors de votre premier stage chez le roi du genre. Elle a très peu écouté la radio, rarement ouvert un livre en dehors d'une salle de classe et a forgé son opinion à coup de comments Facebook, tweets féroces et autres activités dites de “cyber hating” – une technique qui consiste à se plaindre de tout, tout le temps. Vous, vous faites ça de façon orale le mercredi soir à la terrasse du Charlot avec vos amies. La millennial, elle, tapote sur son clavier d'iphone, tranquille­ment assise dans le fauteuil Starck de ses parents dans un salon cossu du 6e arrondisse­ment.

La millennial normale est infographi­ste, journalist­e freelance ou toute autre profession qui a voté pour Emmanuel Macron. La millennial de la mode, elle, est bloggeuse ou influenceu­se digitale. Elle a deux iphone, cinq batteries portatives, est connectée en permanence et son agenda est aussi rempli et glamour que celui d'une femme Ferrero Rocher. Elle est invitée à tous les défilés, assise au premier rang, et se rend à tous les événements les plus glamour du monde. Pendant que vous buvez une Heineken dans un festival au fin fond du Finistère, la millennial est à Coachella en train de se faire bronzer les avant-bras parés de pass VIP pour aller voir Beyoncé chanter en live, faire la bise à Madonna et siroter des Cosmo au bord d'une piscine dont la taille fait neuf fois celle de votre maison de campagne. L'hiver, elle skie à Gstaad avec ses amis célèbres, en été elle partage une villa avec ses anciennes camarades de classe. Tous ont des parents célèbres, anciens top modèles des années 80, actrices de séries TV cultes des années 90 ou banquiers d'affaires qui allègent depuis cinq génération­s les déclaratio­ns de patrimoine des plus grands de ce monde. Votre paroxysme de célébrité, c'est d'avoir le 06 de Lady Gaga ? La millennial de la mode la connaît déjà : son père l'avait bookée pour la fête d'anniversai­re de ses 16 ans.

À l'heure où vous ramez péniblemen­t pour dépasser les deux mille followers, misez sur des selfies qui dévoilent une de vos fesses en arrière-plan et postez à répétition des photos de chatons, la millennial a déjà dépassé le million depuis au moins trois saisons. Chaque jour, elle leur parle, partage avec eux son petit déjeuner, ses coups de coeur alimentair­es healthy, vegan, verdâtres, ses #Outfitofth­eday (comprenez, vulgaire non-anglophone que vous êtes : tenue du jour), ses chansons préférées, ses conseils mode et autres détails de la vie quotidienn­e boostés à coup de filtres Instagram. Du haut de vos presque 40 ans, ce déballage répétitif de vie intime vous donne des migraines. On vous comprend. Mais la millennial n'a pas le choix. Ses followers, c'est sa vie. Et son gagne-pain. À chaque fois qu'elle poste, elle parle à plus de gens que Laurent Delahousse et Michel Drucker réunis. Une opportunit­é que les marques ont comprise. Chacun de ses posts étant une occasion de glisser une marque, placer un produit ou vanter les mérites d'un hôtel ou d'une compagnie aérienne, la millennial se fait donc payer pour poster. Un métier comme un autre, avec ses hauts et ses bas. Quand vous êtes au bureau et que vous avez moyennemen­t envie de rédiger un rapport d'analyse de trois cents pages pour le plus gros client de l'agence, la millennial essaie en vain de photograph­ier un porte-clef en métal vendu 9,99 euros en magasin sur le rebord de la fenêtre de son balcon par temps de pluie. Ne l'enviez donc pas. Chacun sa croix.

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