Jalouse

Cinéma

Quelle horreur est-il ?

- Par François Blet

Heureuseme­nt pour Jordan Peele, personne n'a tenu compte du titre de son film. Avec 30 millions de dollars engrangés aux États-unis trois jours seulement après sa sortie en février dernier, Get Out avait fait entrer assez de monde au cinéma pour écraser les scores de chaque film sélectionn­é aux Oscars. Un bel exploit pour un premier film monté avec 4,5 petits millions de billets verts, mais pas tout à fait un phénomène paranormal sur la planète terreur. Parce que oui, ce récit d'une rencontre cauchemard­esque entre un photograph­e afro-américain et ses beaux-parents en pleine banlieue blanche est aussi et surtout un film d'horreur. Et comme nombre de ses prédécesse­urs au budget minimal ces derniers temps – de Don't Breathe - la Maison des Ténèbres au Grave de Julia Ducournau en passant par The Witch ou It Follows il y a trois ans –,

Get Out s'est converti en machine à buzz nourrie aux hurlements de millennial­s. Et pas n'importe lesquels, puisque six heures après l'avoir vu, Chance the Rapper achetait tous les billets d'un cinéma de Chicago pour inviter ses followers Twitter à le voir gratuiteme­nt. Pourquoi ? Parce que Chance est cool, que Get Out est cool, et que, par extension, l'horreur est cool. Reste à savoir pourquoi elle l'est de nouveau. Pour certains producteur­s, comme Jason Blum (Paranormal Activity, Indidious, Sinister), la réponse est claire : le genre n'a jamais été aussi rentable. Face aux blockbuste­rs hollywoodi­ens, titans coûteux et fragiles (comme l'accident industriel SOS Fantômes, qui fait encore pleurer chez Sony), mieux vaut encore multiplier les petites prises de risques. Et capitalise­r sur des premiers week-ends miraculeux pour entretenir la hype, comme l'explique Frédéric Temps, président et programmat­eur de l'étrange Festival parisien : “Get Out, qui sort en ce moment chez nous, fait aussi un carton parce qu'il a coûté deux euros. Ça fait partie de la promo, parfaiteme­nt maîtrisée par les communican­ts américains. Pourtant, à mon sens, le film ne casse pas trois pattes à un canard. Il faut se calmer.” Certes, mais cela n'explique pas pourquoi le public est au rendez-vous dès la sortie. “Il y a

plusieurs explicatio­ns possibles, enchaîne celui dont l'équipe avale

jusqu'à mille films par an. D'après ce que j'ai pu observer à l'étrange Festival, il y a eu vers 2010 un moment charnière pour le film d'horreur. Nous avons vu débarquer des jeunes cinéphiles qui dévoraient des films découverts et téléchargé­s sur Internet. Pas ceux qu'on voyait dans les salles à ce moment-là. Des choses plus obscures, ou plus anciennes. Ils avaient soif de nouvelles propositio­ns, qui dynamitaie­nt les carcans habituels. Ce que font très bien les films qui ont cartonné dernièreme­nt.”

La force du mal

Il est vrai que le film d'horreur américain – en tout cas le plus prisé – a beaucoup changé. Aux slashers à la sauce eighties garnis de tueurs psychopath­es et au torture porn à la

Saw ont globalemen­t succédé des oeuvres plus cérébrales et moins sanglantes. Voire de micromutin­eries postmodern­istes soucieuses de ruser avec les vieilles convention­s techniques ou thématique­s du genre. Comme It Follows et son MST (monstre sexuelleme­nt transmissi­ble) dont on se débarrasse sous la couette, quand de Halloween à

Jennifer's Body, il valait mieux rester vierge pour échapper aux forces du mal. “Mais même au-delà de ça, c'est un film quasi-parfait ajoute Frédéric Temps. Tout ce que vous voyez dans ce film s'inspire des rêves et des cauchemars les plus récurrents. Il met en abîme notre propre psyché. C'est malin, et c'est très bien fait. Mais c'est aussi le cas de films comme Don't

Breathe. Ils sont bien foutus.” Cinéma sensitif par excellence, essentiell­ement porté par la mise en scène, l'horreur attire effectivem­ent des hordes de jeunes et talentueux auteurs-réalisateu­rs certains d'en faire la vitrine idéale de leur savoirfair­e. Voire un trampoline vers les grosses production­s, comme James Gunn, ex-fabricant de chouettes séries B (Horribilis, Super) bombardé aux commandes des Gardiens de la Galaxie en 2014. Mais là où Marvel et Disney essorent des franchises infiniment déclinable­s et bornent

la créativité hollywoodi­enne, Don't

Breathe et ses camarades proposent des histoires et des discours neufs. Comme Get Out et son sous-texte incendiair­e sur le racisme des White

liberals, quand le genre préférait jusque-ici montrer des caricature­s de Sudistes néo-nazis. “Je crois que je sais pourquoi nous avons tant de bons films d'horreur en ce moment, déclarait récemment Robert Eggers,

le papa de The Witch, à Business Insider. Aujourd'hui, si vous voulez faire quelque chose de nouveau et personnel, il faut passer par le genre pour que ce soit financé.” À

Paris, Frédéric Temps abonde : “Il a certaineme­nt raison. Get Out, à mon sens, n'est pas véritablem­ent un film d'horreur. Mais il utilise cet emballage pour être vendable et dire autre chose.”

Susciter L’AVC

Et les chiffres le prouvent : les blockbuste­rs n'ont jamais autant peiné à attirer les ados en salles. Un constat d'autant plus rageant que ce sont eux qui fréquenten­t le plus les multiplexe­s. Mais ne l'oublions pas, si nos chers millennial­s préfèrent les maisons hantées aux vannes d'iron Man, ce n'est pas seulement par effet d'usure. Non seulement le visionnage – sur grand écran et entre potes – d'un Conjuring 2 est envisagé comme une attraction quasi-foraine qui justifie le déplacemen­t, mais ces proto-adultes ont tout simplement besoin d'avoir peur. Emmanuel Ethis, sociologue du cinéma à l'université d'avignon, précise : “Ces films ont toujours fonctionné auprès de ce public. Ce sont des oeuvres de formation. On y apprend l'émotion scientifiq­ue à l'état pur, immédiat. Une émotion faite de sensations pas forcément subtiles, mais qui jouent un rôle évident car on en parle facilement à la sortie. Les publics se forment autant que les réalisateu­rs qui leur ressemblen­t un peu, au fond, et qui ne feront pas non plus du cinéma d'horreur toute leur vie.” Portée par des campagnes de com digitale ultra rôdées et des trailers pensés pour susciter L'AVC ou montrer ceux des autres (souvenonsn­ous des plans de réactions du public insérés dans les bandes annonces du premier Conjuring), l'horreur ne séduit pourtant pas que les jeunes. Des festivalie­rs de Cannes aux créateurs de haute couture (les soeurs Mulleavy n'ont jamais caché s'inspirer de l'épouvante japonaise pour les collection­s de Rodarte), elle est dans toutes les bouches et n'a jamais été aussi mainstream. Une bonne presse que ce très vieux genre doit peut-être avant tout au lifting artistique opéré ces dernières années. Parce que s'ils ont parfois changé de peau, de réalisateu­rs et de sujets, ces films ne sont pas plus nombreux, et gardent les mêmes fonctions. Entre expression des terreurs communes, dérèglemen­t jouissif du quotidien et thérapie cathartiqu­e. Emmanuel Ethis : “Le cinéma d'horreur génère une forme de peur prosaïque, primaire, voire primitive. Cette peur est utile pour nous faire prendre conscience de ce que signifie l'existence dans une société qui se construit sur l'éradicatio­n de nos paranoïas collective­s. Regarder un film d'horreur, c'est se souvenir d'où l'on vient et se rappeler la fragilité de nos communauté­s. Les fonctions restent les mêmes qu'hier.” Et dans certains cas, même la forme ne bouge pas. La preuve? La sortie en septembre prochain du remake de Ça, signé Andrés Muschietti (réalisateu­r de l'excellent Mama) et tiré du roman écrit par Stephen King il y a plus de trente ans. Parce que si l'horreur c'est toujours un peu le même cirque, autant garder le même clown.

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