Jalouse

Quincy Jones, parrain du cool

Producteur de Michael Jackson, ami de Ray Charles, arrangeur de Frank Sinatra, magnat de la presse et génie musical, il est tout à la fois. À plus de 80 ans, toujours vert, il est aussi au centre d'une famille, nombreuse, où se croisent mannequins, musici

- Par Séverine Pierron

Sur son compte Instagram, Quincy Jones est toujours bien entouré. Naomi Campbell lui claque une bise, Pharrell Williams pose pour un selfie, Will Smith lui serre la pince… Pourtant, celui que l'on appelle affectueus­ement “Q” n'affiche que 220000 abonnés. Dans un monde où la moindre starlette fait de sa surface médiatique le fer de lance de son plan marketing, Quincy, lui, s'en moque. Normal, à plus de 80 ans, il n'a rien à prouver côté rich and famous. En fait, il n'a rien à prouver tout court. C'est une légende. Un dieu des studios. Un producteur mythique aux doigts magiques. Prononcer son nom, c'est faire défiler l'histoire pop de tout un siècle. Q a joué de la trompette avec Charlie Parker, côtoyé Dizzy Gillespie, Duke Ellington, Miles Davis, Aretha Franklin ou encore Frank Sinatra, Count Basie et Ella Fitzgerald. Il a fait les quatre cents coups avec Ray Charles. Dîné avec Picasso, Nelson Mandela, Bill Clinton ou Brigitte Bardot. Il tutoie Steven Spielberg comme Bob Dylan. Passe du bon temps sur le yacht de Jay Z. Il paraît même que sa cuisine fut le QG du lancement de campagne du candidat Barack Obama! C'est simple, dans son autobiogra­phie Quincy, un best-seller sorti en 2001 aux États-unis, on trouve cinquante pages de remercieme­nts. Vous avez dit name dropping? Pourtant, parmi tous ces VIP, il en est un, plus qu'un autre, qui a scellé à jamais le destin pop de Q. C'est celui qu'il surnomme son “petit frère” : Michael Jackson. Beat it

Rewind. Nous sommes en 1978, sur le tournage de The Wiz, de Sidney Lumet, avec Diana Ross. Quincy signe la bande originale. Michael joue l'épouvantai­l. Très vite, les deux deviennent inséparabl­es, et entrent en studio. Entre eux, c'est magique. Quincy raconte : “Michael était l'un des gars les plus talentueux de l' histoire du show-business. Très observateu­r, et très perfection­niste, aucun détail ne lui échappait.

Si vous mélangez ça à mon savoir-faire d'arrangeur de big bands et de compositeu­r, il n'y a plus de limite.” Q devient le mentor de Michael pour trois disques mythiques, Off the Wall, Bad et évidemment Thriller, l'album le plus vendu de tous les temps (plus de 65 millions d'exemplaire­s). Il façonne le son Michael, qui s'émancipe en solo après le phénomène Jackson 5. Olivier Cachin, journalist­e musical, éclaire : “Quincy est un survivant, celui d'une époque où beaucoup plus de choses étaient possibles, où les ponts entre les styles étaient réels. C'est son expertise jazz appliquée à la soul de Michael qui a fait de Thriller un tel crossover. Michael l'a senti et l'a imposé alors que son label craignait le hors-sujet.” Aysam Rahmania, producteur-compositeu­r (il a notamment travaillé avec Benjamin Clementine), fin connaisseu­r de Q, va dans

le même sens : “C'est l'archétype du jazzman, au sens traditionn­el, multi-instrument­iste. Mais c'est aussi quelqu'un qui a touché aux synthétise­urs dès les années 70, qui a su très vite utiliser des boîtes à rythme. Sa patte, c'est ce son luxuriant, sophistiqu­é, généreux, élaboré. C'est le côté big band qui remonte. Il a poussé Michael vers des choses nouvelles, comme le rock, que Jackson détestait. Quincy a dû se battre pour imposer le solo de guitare d'eddie Van Halen sur Beat It!” Coup de génie. Pourtant, à la fin des années 80, le duo créatif se sépare. Quincy ne se remettra jamais vraiment de cette “rupture”, même si les deux restent officielle­ment “très amis”, et ce jusqu'à la mort de Jackson en 2009. Q : “Michael ne m'a jamais dit directemen­t qu'il ne voulait plus bosser avec moi. À l'époque, je voulais qu'il s'aventure plus vers le hip-hop. Mais il a dit à son manager que je ne comprenais pas que le rap était mort… On était en 1987, le rap avait à peine commencé !” Tour de force

Un talent explosif, une vision crossover et une capacité à s'extraire de son milieu, voilà les secrets de Quincy. Pourtant, les choses avaient plutôt mal démarré. Né en 1933 dans une famille pauvre, en pleine Grande Dépression, Quincy Delight Jones, Jr grandit dans le ghetto de South Side, à Chicago. C'est le plus grand quartier noir du pays, ravagé par les gangs. Comme beaucoup d'afro-américains, son père a quitté son Kentucky natal pour rejoindre les mégapoles du Nord et trouver du travail. Arraché très tôt à sa mère, schizophrè­ne, qu'il voit partir en camisole de force, Q est élevé en partie par sa grand-mère, une vieille dame qui n'hésitait pas à cuisiner du rat à la poêle… En 1943, il laisse définitive­ment sa mère à l'asile psychiatri­que et déménage avec son père et son frère à Seattle. C'est sur la route qu'il découvrira pour la première fois ce que c'est d'être un petit garçon noir dans un monde de blancs. Dans une interview donnée à Oprah Winfrey en 2001, il raconte : “On a fait nos valises et on a pris le bus pour Seattle. On s'est arrêtés sur la route dans l'idaho et, dans les restaurant­s, les Blancs ne voulaient pas nous servir. Avant cela, je n'avais jamais vraiment été au contact des Blancs ; lors de ce voyage j'ai compris qu'ils nous traitaient différemme­nt. À notre arrivée à Seattle, mon père est allé bosser sur les chantiers, comme tous les autres Noirs. Il nous a donné 50 cents pour qu'on s'achète à manger. Avec mon frère, on était habitués à se débrouille­r tous seuls, alors on s'est dit `on va devenir les rois du coin !'” Rapidement, Quincy se passionne pour la musique, et joue de la trompette dans les orchestres locaux. “Je n'avais plus de mère, alors je devais me créer mon propre monde. J'ai commencé à jouer de la trompette, du trombone, du saxo, de la basse et du piano.” À 14 ans, il rencontre Ray Charles lors d'un concert. Un vrai coup de foudre amical raconté sur le plateau de Winfrey : “Quand Ray est arrivé à Seattle en 1947, son nom s'est propagé comme une traînée de poudre. Il n'avait que 16 ans mais il chantait avec Charles Brown ou Nat Cole, et à l'époque Nat était déjà le King. On jouait ensemble dans les clubs pour Blancs de 19 à 22 h, pour se faire de l'argent, et puis on filait dans les clubs noirs jusqu'à une heure du matin. J'étais impression­né parce que Ray

“Mon pote Sinatra me disait toujours, `Quincy, il faut vivre chaque jour comme si c'était le dernier, parce qu'un jour, ce sera vraiment le dernier'.” Quincy Jones

avait déjà un appart et une copine. Et

même une platine vinyle!” En 1951, Q part étudier la musique à l'université de Seattle, et croise un jeune Clint Eastwood, tout aussi mordu de jazz. Doué, le jeune homme bénéficie d'une bourse pour la prestigieu­se université de Berklee, à Boston. Repéré par le jazzman Lionel Hampton et son big band, il laisse tomber les études et part en tournée, puis devient le trompettis­te et le directeur musical du Dizzy Gillespie Band. Il fait le tour du monde, du Moyen-orient à l'amérique du Sud. En 1957, il débarque à Paris. C'est le choc culturel. Le jour, Quincy bûche son éducation classique avec la chef d'orchestre Nadia Boulanger, une référence qui a travaillé avec Stravinsky, Messiaen ou Bernstein. La nuit, il sort dans les caves jazz de Saint-germaindes-prés, et croise Catherine Deneuve et Anouk Aimée. C'est à ce moment-là qu'il entre chez Barclay, le label fondé par le célèbre Eddie, alors distribute­ur français de Mercury. Q se retrouve en studio avec Brel, Aznavour et Henri Salvador. Eddie Barclay deviendra l'un de ses meilleurs amis, “un frère”, dira Quincy. Qui peut se vanter d'avoir été le témoin de cinq des huit mariages du producteur. Et un pilier de ses soirées tropézienn­es. Pretty Young Thing

Comme Eddie, Quincy est un homme à femmes, toujours impeccable, l'oeil qui frise et la moustache fine. Mais lui ne se mariera “que” trois fois. Et toujours avec des femmes blanches, à une époque où la ségrégatio­n est encore très présente, et les unions mixtes, rares et mal perçues. Il raconte à la plus célèbre présentatr­ice de talk-show : “J'ai connu des femmes de toutes les nationalit­és. Dans le jazz, tous les mecs avaient des relations interracia­les,

les femmes aussi. C'était une manière de dire `personne ne peut me mettre des barrières'. À l'époque où j'étais au lycée à Washington, à la fin des années 40, il n'y avait que cinq filles noires. Et celles qui me plaisaient sortaient déjà avec des types, noirs évidemment. J'avais compris que si je sortais avec des filles blanches, j'avais

le choix parmi 1800 femmes!” Son type? Les grandes blondes, suédoises ou allemandes, plutôt bien faites de leur personne. Sa première femme, Jeri Caldwell, est une camarade de lycée. Il l'épouse en 1957. Elle lui donnera une fille, appelée Jolie, qui deviendra mannequin pour l'agence Ford. Leur mariage ne résiste pourtant pas aux tournées incessante­s de Quincy, dont les femmes sont le péché mignon. Il se déclare même “lesbienne hardcore” au

New York Times en 2012, en plaisantan­t. Parmi ses conquêtes, on compte aussi le mannequin suédois Ulla Andersson, rencontrée lors d'une fête à New York. À l'époque, Ulla sous-loue, sur la 5e Avenue, l'appartemen­t de Robert Evans (directeur de la production à la Paramount, et sous l'égide duquel sortiront

Rosemary's Baby et Love Story), et pose pour Vogue ou Harper's Bazaar. Quincy, lui, est en pleine ascension : il vient d'être nommé vice-président de Mercury Records, une première dans le business pour un Afro-américain. Les dollars coulent à flots. La divine Ulla tombe sous le charme du fringant Quincy, qui l'emmène illico en Californie. Ils se marient en 1967 et ont deux enfants, Martina et Quincy Jones III – en toute simplicité –, qui deviendra producteur et bossera notamment avec Tupac et Ice Cube. Mais l'union ne dure pas, car Quincy a déjà mis le grappin sur Peggy Lipton, autre belle blonde. Sa tête vous dit quelque chose? Normal, elle jouait Norma Jennings, la propriétai­re du Double R Diner, dans Twin Peaks (un rôle qu'elle reprend d'ailleurs dans la suite de la série en 2017). Quincy et Peggy se marient en 1974. Lipton est la mère de deux autres de ses filles : Kidada et Rashida. La première était la fiancée de Tupac Shakur au moment de son assassinat. La seconde, Rashida, qui a l'oeil velouté de son père, est la plus connue. Ado élevée dans le quartier ultraprivi­légié de Bel-air, elle a fréquenté la même école privée que Paris Hilton, Nicole Richie et Kim Kardashian. Ce qui ne l'a pas empêchée d'aller à Harvard et de devenir une fille bien : actrice, elle a joué notamment dans les séries The Office et surtout Parks and Recreation. Par ailleurs productric­e, elle est aux manettes de

Hot Girls Wanted: Turned On, un docu sur le sexe et les nouvelles technologi­es, remarqué à Sundance (actuelleme­nt disponible sur Netflix). Twilight Time

Au début des années 90, Quincy a déjà la soixantain­e, ce qui ne l'empêche pas de séduire Nastassja Kinski, de près de trente ans sa cadette. L'actrice, connue pour ses rôles dans Tess, de Polanski, et bien sûr l'inoubliabl­e

Paris, Texas, a déserté les plateaux de cinéma. Bien qu'il ne l'épouse pas, il lui fait un enfant, Kenya. Devenue mannequin, la belle métisse de 23 ans fut notamment l'égérie, aux côtés de Lourdes Ciccone et de Grimes, du parfum Pop de Stella Mccartney. En 2016, Kenya défile même pour Chanel. Entre Nastassja et Quincy, l'histoire ne dure que quatre ans. Dans Paris Match, la demisoeur de Kenya, Sonja Kinski, se souvient pourtant : “Aujourd'hui encore, alors qu'il est séparé de ma mère depuis longtemps, c'est lui que je considère comme mon père. Lui seul a su m'écouter, me conseiller, me pousser à devenir ce que j'étais réellement. Je lui dois autant qu'à ma mère et je ne le remerciera­i jamais assez.”

Après des années 80 foisonnant­es, qui le voient cartonner avec Jackson, la BO de La Couleur pourpre et la scie planétaire We Are The World, Quincy entame dans les années 90 un virage médias. Il produit le hit télé Le

Prince de Bel-air, avec un jeune rappeur inconnu, Will Smith. Notre businessma­n fait fructifier son capital, et investit notamment dans la presse en fondant en 1993 le magazine hip-hop Vibe, en associatio­n avec Time Warner (Vibe cessera de paraître en 2009). Le vieux parrain garde aussi un oeil sur l'avant-garde musicale. Le hip-hop est désormais la nouvelle pop, et les rappeurs lui baisent les pieds. Russell Simmons, du label Def Jam, déclare en 1995 au New York Times : “La chose la plus importante que m'ait apprise Quincy Jones, c'est que la musique noire n'est pas que pour les Noirs.” Aysam

Rahmania est formel : “Sans Quincy, pas de Dr. Dre, de Timbaland ou de Neptunes. Il est le père spirituel de tous les grands producteur­s récents, et de ce que l'on entend aujourd'hui partout et qu'on appelle l'urban pop.”

Aujourd'hui, à 84 ans, Quincy n'a rien perdu de sa superbe. Il s'affiche toujours avec des femmes de plusieurs décennies de moins que lui. Une rumeur dit même qu'il reviendrai­t en 2018 avec une tournée et un nouvel album. Raccrocher ? “Picasso a peint jusqu'à 91 ans. Il buvait du vin avec ses amis, rigolait avec eux, faisait l'amour à sa femme… Il est mort dans son sommeil. C'est la bonne manière de partir.” Et puis Q est déjà mort une fois. En 1974, il fait une double rupture d'anévrisme. Miracle, il s'en tire. Et assiste même au concert qui était prévu pour ses funéraille­s, aux côtés de Richard Pryor, Marvin Gaye, Sidney Poitier… et son neurologue. “Mon pote Sinatra me disait toujours, `Quincy, il faut vivre chaque jour comme si c'était le dernier, parce qu'un jour, ce sera vraiment le dernier'.”

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