Cinéma activiste
“120 Battements par minute” magnifie le combat de l'association Act Up, furieusement jeune, pour enrayer la propagation du sida. Hommage aux survivants comme aux victimes de l'épidémie, le film fait même ressurgir l'acteur Arnaud Valois, qui avait abandon
120 Battements par minute, de Robin Campillo
En France, la lutte pour obtenir une attention nationale face aux ravages du sida, bousculer l'hégémonie des laboratoires pharmaceutiques et inciter l'état à prendre la mesure de l'urgence fut incarnée par une association militante : Act Up. C'était le début des années 1990, bien avant que les multithérapies restreignent l'hécatombe. Sous-représentée dans la fiction contemporaine française, l'histoire de ce collectif ne pouvait probablement être abordée que par un cinéaste l'ayant vécue. Un auteur capable de trouver la détermination nécessaire pour la transposer à l'écran, car conscient – sans qu'elle le paralyse – de la hauteur de l'enjeu. Act Up est née un peu de cette manière : qui, à part elle, pour affronter l'hostilité et l'indifférence d'alors envers la crise sanitaire globale du sida en France? Ancien membre du collectif, le cinéaste Robin Campillo est donc monté au front en réalisant 120 Battements par minute, qui redonne vie au groupe dans ses actions, ses réflexions et son quotidien. Pour incarner ces activistes, il a notamment casté Adèle Haenel et Arnaud Valois. Révélé il y a dix ans dans Selon
Charlie de Nicole Garcia, le comédien n'était pas parvenu à s'imposer et avait préféré se reconvertir en masseur plutôt que de succomber à
l'amertume : “L'idée de reprendre le métier à 33 ans avec un film collectif, engagé, était particulièrement attrayant. On m'aurait proposé une comédie standard, je n'aurais peut-être pas passé les essais. De plus, mon personnage, Nathan, est lui aussi dans une sorte de reprise. Avec Robin, on s'est dit qu'il arrivait de sa province, séronégatif ayant enfoui son rapport au sida, et qu'il avait vu à la télévision l'un de ces coups d'éclat médiatiques d'act Up en plein Paris, le sommant d'agir. S'il est timide au départ c'est parce que ce groupe qu' il rejoint l' impressionne, avec ses meneurs très rodés. Le spectateur découvre donc cet univers à travers ses yeux.”
Filmer l’engagement du corps
Ce qu'on découvre avec Nathan, ce ne sont pas seulement les débats bouillonnants du collectif, en raison des opinions divergentes sur la meilleure stratégie à adopter et du choix, faute de mieux, de se réunir en se tassant dans un amphithéâtre exigu (scénariste d'entre les murs de Laurent Cantet, Campillo reprend le principe ultra efficace du huis clos électrisé). À travers les yeux de Nathan, on se découvre aussi littéralement emporté par l'immense pulsion de vie de ces jeunes séropositifs, lancés dans une course contre la montre avec le virus, une génération qui a 20 ans, et pour qui la mort ne devait être qu'une lointaine rumeur, mais dont la proximité rend obligatoirement chaque moment plus intense. La transgression, la désobéissance et l'irrévérence (en particulier celle de leurs fameux slogans) leur paraissent vite le seul moyen d'alerter. Pacifiquement, mais énergiquement, il faut investir les cours des lycées pour informer les élèves alors tenus à l'écart de toute prévention, forcer les portes des laboratoires, au risque de voir ces actions trop musclées éclipser ou compromettre la portée du message, rendre visible aussi les minorités les plus touchées, totalement ignorées (prostitué(e)s, toxicomanes, hémophiles). Enfin, il faut sortir une partie de la communauté gay de son repli passif, subi ou choisi. Surtout, en l'absence du Web, il faut utiliser ses deux jambes. Le corps est la cible de la maladie autant que le moyen de la combattre. “Filmer l'engagement du corps, pas seulement de la parole, était essentiel. Robin m'a fait perdre du muscle pour me donner davantage de fragilité, sans exagérer car Nathan est séronégatif. Il ne porte pas les stigmates de la maladie, mais lui et les autres personnages sont physiquement en urgence, ils n'ont pas le temps de se requinquer. On a aussi fini le tournage sur les rotules en raison de la multiplication des prises de vue : beaucoup de scènes sont filmées avec trois caméras. Cela signifie que tous les protagonistes ont potentiellement une caméra pointée sur eux en permanence, même s'ils ne jouent pas à ce moment-là. Ils sont donc constamment dans l'action. Il n'y a aucun champ/contrechamp qui te permette de t'accorder une pause, mais ça précise la tension qu'endurent les protagonistes.”
Au rythme de l’électro
Ample et minutieux, marqué par le goût des séquences marathons qui se déploient dans la durée, mais jamais ne fléchissent, 120 Battements par minute impressionne donc par sa vivacité souvent absente des
reconstitutions historiques au cinéma. Robin Campillo a tout de même inclus des moments moins vindicatifs. D'abord avec des scènes de club (les 120 BPM renvoient à la pulsation cardiaque, mais aussi au rythme de l'électro). Elles ne sont pas uniquement le moyen pour ces activistes de décompresser, mais encore une fois d'affirmer leur vie, leur jeunesse et leur plaisir – ce qui en a amené certains à estimer à l'époque qu'ils méritaient bien un châtiment sous la forme du virus. Ensuite, le scénario prend le temps de se dédier à la relation amoureuse entre Nathan et un autre militant plus virulent, Sean (Nahuel Pérez Biscayart) : “Il y a clairement deux parties dans le film, celle du groupe et celle de ce couple, avec une préférence personnelle pour la seconde. Je me sens bien plus à l'aise en petit comité. Je suis fils unique, j'ai toujours une petite appréhension du groupe, même si ça m'électrise, tandis que dans l'intimité je suis exactement moi.”
Qu'ils soient en groupe ou juste à deux, ce qui frappe, c'est combien ces comédiens crèvent l'écran : “Je pense que l'idée d'act Up, c'était justement le groupe et l'individu. Le casting a pris beaucoup de temps car Robin a fait ce pari de trouver des visages et des allures spécifiques en
s'assurant qu'ils se combinent à toute la bande des activistes. Il a travaillé pour cela avec une costumière incroyable, Isabelle Pannetier, qui est parvenue à une vérité sans verser dans le documentaire, ni viser ostensiblement le vintage avec des jeans baggy ou des bombers.”
De cette manière, et sans pour autant manifester la volonté de lier les luttes d'hier menées par Act Up à celles d'aujourd'hui, 120 Battements par minute bouleverse tant il se révèle intemporel dans ses enjeux : parler, demander des moyens, des réponses et des solutions, médiatiser ses actions, s'aimer sans avoir à se cacher, choisir la détermination et le dialogue au lieu du clash à tout prix, mêler le personnel, le politique et l'érotique, célébrer la puissance de la protestation, de la joie et de l'union contre les forces réactionnaires qui ont toujours existé, de même que le pouvoir souvent hostile aux jeunes dès qu'il estime que ces derniers veulent lui dicter sa conduite. “Robin nous a donné un petit kit pédagogique à propos d'act Up avant le tournage. Il a pourtant insisté sur la nécessité de ne pas trop verser dans la précision historique ni de se documenter sur tout. Il voulait qu'on apporte aussi notre innocence, nos lacunes et notre
perception, sans l'influence de l'histoire officielle.”
Si le film est réussi, c'est peutêtre aussi parce que la mise en scène de Robin Campillo est restée en accord avec les principes collectivistes d'act Up : “Avec lui, on ne se bouffe pas le nez pour placer une réplique au détriment de celle du collègue. Il n'y a pas de marque au sol pour se placer, on n'est quasiment pas coiffé ni maquillé. J'ai aimé Dallas Buyers Club de Jeanmarc Vallée et le téléfilm HBO The
Normal Heart de Ryan Murphy (le réalisateur de Glee et Nip/tuck) avec Marc Ruffalo et Julia Roberts, qui évoquent les groupes luttant aux USA contre la maladie à la même époque. Néanmoins, je préfère le cinéma français dans lequel il y a moins de compromis avec l'émotion, elle est moins enrobée qu'à Hollywood. Enfin, je comprends Robin quand il déclare ne pas croire pas que le cinéma puisse avoir une incidence politique directe, mais je ne partage pas son avis. Faire réfléchir avec ce film, sans forcément pousser à agir, pour moi c'est déjà un moyen d'action.”