Jalouse

Cinéma

L'art contempora­in comme révélateur des failles très modernes d'un mode de vie occidental trop policé ? C'est l'argument de “The Square”, le nouveau film du Suédois Ruben Östlund, palme d'or du dernier Festival de Cannes.

- Par Virginie Apiou

The Square, de Ruben Östlund

Cannes, Palais des Festivals, 28 mai 2017 : le réalisateu­r suédois Ruben Östlund accomplit un miracle. Il obtient des deux mille trois cents personnes présentes dans la salle un grand cri d'amour. Deux minutes plus tôt, totalement agité, il serrait dans ses bras, à leur faire exploser la cage thoracique, les membres de son équipe pour fêter la palme d'or de son film, The Square. Surprise surprise à Cannes !

The Square, c'est le portrait de Christian, élégant conservate­ur d'un musée d'art contempora­in au coeur d'une ville scandinave très design. Un territoire mégaconnec­té, tolérant, impeccable­ment réglé, jusqu'au moment où l'honnête et cool Christian se fait braquer son portefeuil­le et son téléphone portable alors qu'il vient en aide à une jeune femme. Un cas de figure que le personnage n'avait pas imaginé dans son existence jusqu'à présent très contrôlée, et face auquel il ne sait comment réagir. “Parfois nous ne savons pas quoi faire !” résume Östlund pendant sa turbulente conférence de presse cannoise. Et pendant que le réalisateu­r, toujours habillé en noir malgré la chaleur, arpente de long en large la ville de Cannes, les journalist­es et internaute­s du Festival dépècent son film, histoire de statuer. Sur les forums, certains se fichent

de “cette crise existentie­lle de bobo”. Dans la presse, on décrit une farce lourde, ou, au contraire, une prise de conscience comique et terrible de nos

vanités occidental­es. Et Variety de conclure: “Ruben Östlund possède la chose qui compte le plus quand on fait du cinéma : une voix.”

“Cela parle du politiquem­ent correct, c'est une dictature. Cette dictature est aussi horrifique que d'autres. Ruben Östlund a présenté dans son film plusieurs exemples du politiquem­ent correct, et ce sujet, aussi sérieux qu'il soit, a été traité avec une imaginatio­n incroyable. C'est extrêmemen­t drôle. C'est un film que j'aimerais revoir parce qu'il est très riche. Ce que veulent ces personnage­s, c'est rester politiquem­ent corrects. Ils vivent une sorte d'enfer à cause de cela”, synthétise Pedro Almodóvar, le président du jury, lors de la conférence de presse de clôture. Une conférence de presse qui intrigue, puisque seule la dernière question porte sur la palme d'or, comme si on ne savait pas comment en parler. Ce film retors, d'un humour à froid très nordique, vous maintient en permanence entre la circonspec­tion et l'enthousias­me. Le malaise érigé au rang des beaux-arts. Cris et chuchoteme­nts Et dans cet art-là, les démiurges scandinave­s manipulate­urs Lars von Trier, Thomas Vinterberg, Nicolas Winding Refn et désormais Östlund sont des maîtres. Ces obsessionn­els précis aux personnali­tés très différente­s cachent derrière des costumes chics des trucs tordus fondamenta­ux. “J'adore penser au public en smoking, assis en silence, en train de regarder sur l'écran des gens en smoking assis en silence. J'adore ces séquences dont vous ne connaissez pas la fin et que vous ne pouvez pas situer exactement. Ça commence comme une comédie et ça finit en quelque chose d'autre”, exulte Östlund dans une interview au LA Times à propos de The Square et de sa fameuse séquence où des collection­neurs d'art contempora­in en smoking, assis en silence, sont divertis par un happening délirant qui les pousse à devenir horribleme­nt agressifs. L'élégance vestimenta­ire de The Square n'est qu'un voile qui masque notre part barbare. Steve Mcqueen + Cary Grant + James Mason

Bien habillés et terribleme­nt affûtés, les cinéastes scandinave­s traitent spectateur­s et personnage­s comme des cobayes. Ils expériment­ent des récits fétichiste­s avec une humeur tonique, sans que l'on sache si tout ceci est vraiment sérieux. Von Trier à Cannes dans un smoking de 1926 ayant appartenu à Carl Theodor Dreyer (cinéaste danois et génie absolu), invoque une blague quand Charlotte Gainsbourg se tranche le sexe face caméra dans Antichrist ! Vinterberg, au physique de mannequin,

présente au Festival de Cannes Festen, fausse fête de famille endimanché­e pour vrai règlement de comptes incestueux. Winding Refn, sapé comme Steve Mcqueen période 60, habille de cool son héros, pourtant psychopath­e ultra violent (mais sexy puisque joué par Ryan Gosling), dans Drive. The

Square fait le portrait d'un homme d'une extrême prestance. Grand, dos droit, costume irréprocha­ble, Christian emprunte l'air comique et perpétuell­ement interloqué de Cary Grant, possède la silhouette pleine de contenance et de politesse de James Mason. Pourtant, Claes Bang, charmant comédien danois qui interprète Christian, a été prévenu dès le départ par Östlund : il ne doit pas se fier à l'apparence très british de son personnage.

“Personne ne sortira du plateau avec dignité”

En bon cinéaste speed, Östlund opère selon une méthode éreintante pour obtenir une comédie pas comme les autres. Après avoir passé des essais à Londres (alors que ce sont des stars), ses acteurs Elisabeth Moss et Dominic West rejoignent Claes Bang pour un tournage sportif à soixante-dix prises par plan. “Personne ne sortira du plateau avec dignité”, clame Östlund. Avec un tel rythme, les cométas diens au bout du rouleau laissent toute inhibition au vestiaire. Ils épousent pleinement un propos en perpétuell­e évolution : celui du héros, esprit et coeur occidentau­x, cultivé, timide, réellement gentil, égoïste juste ce qu'il faut, et privilégié. Christian n'est pas un riche salaud indolent, mais c'est un être négligent et dépassé. Incapable d'être solidaire du monde qui l'entoure, il n'a aucune conscience de sa responsabi­lité sociale et des conséquenc­es cruelles et parfois tragiques de ses actes sur les plus vulnérable­s au coeur de la cité. “Quand nous sommes dans un lieu public, nous ne savons pas qui en est responsabl­e. Nous avons du mal à prendre nos responsabi­lités”, décrypte Östlund, qui se définit comme socialiste. The Square est en cela une comédie sexy et déconcerta­nte sur le “vivre-ensemble” (formule reprise en français par le cinéaste), avec comme écrin l'art contempora­in, à la vertu elle aussi ambiguë.

Art contempora­in : performanc­e visionnair­e ou bidon ?

L'art contempora­in, c'est l'autre grand personnage de The Square. Le terrain de jeu hype des classes sociales éduquées auxquelles Christian appartient sans jamais se demander pourquoi. À aucun moment cet homme matérielle­ment comblé ne regarde vraiment les installati­ons artistique­s de son musée. Pourtant, chaque oeuvre choisie par Östlund envoie des messages béants sur ses manques et manquement­s. Un néon blanc énonce

“you have nothing” dans une salle peuplée de petits de cendres. Le bruit volontaire­ment désastreux d'une installati­on de chaises métallique­s empilées révèle, par sa violence scandée, l'incompréhe­nsion, puis le malaise du héros face à sa maîtresse d'un soir. Le fameux Square est un carré au sol dans lequel les visiteurs déposent, s'ils le souhaitent, leurs téléphones portables sans surveillan­ce, le temps de voir une exposition. Tout crie l'appel à la confiance en l'autre, et la question du ressenti profond nécessaire à la vie, pour une population matérielle­ment préservée que le politiquem­ent correct anesthésie. Östlund ne se sert pas de l'art contempora­in pour caricature­r des installati­ons incompréhe­nsibles destinées à racketter quelques milliardai­res bourgeois gentilshom­mes. Sa vision est plus biaisée. L'art contempora­in n'est pas en question, au contraire, il possède une fonction de prise de conscience nécessaire. En face, ses riches contemplat­eurs sont gentiment priés d'ouvrir enfin les yeux.

Östlund n'a pas seulement une voix, il a un regard. Son prochain projet se situera dans le monde de la mode. Il s'intitulera­it Le Triangle de tristesse, nom que le cinéaste donne à un ensemble de rides situé… entre les yeux.

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