Société
Une brique rouge par Supreme, un T-shirt DHL par Vetements, un sac Ikea pour Balenciaga, du scotch par Raf Simons ou un trombone en métal pour Prada… Les marques auraient-elles perdu la tête ? C'est peut-être dans l'art conceptuel que l'on peut trouver de
Ready-mode
C'est un peu l'histoire de la poule et de l'oeuf : de l'art ou de la mode, qui naît en premier ? Ce casse-tête a pris de plus en plus d'ampleur ces dernières saisons. Dans l'émission “La mode, la mode, la mode” consacrée à Jeancharles de Castelbajac, le créateur commente un dessin réalisé pour lui par Karl Lagerfeld en 1993. Il lit l'interrogation écrite sur le croquis : “La mode est-elle un art ou l'art est-il une mode ?” avant d'ajouter : “Aujourd'hui, on a la réponse, la mode est un art et
l'art est à la mode.” Il est vrai que l'art s'immisce toujours plus dans les affaires de la mode depuis des décennies, que l'on se réfère au chapeauchaussure d'elsa Schiaparelli en collaboration avec Dalí, à la robe Mondrian d'yves Saint Laurent, au défilé printemps-été 2014 de Chanel aux allures de foire d'art, à la robe Céline reprenant les Anthropometries d'yves Klein pour le printemps-été 2017 ou, plus récemment encore, à la collaboration entre Jeff Koons et Louis Vuitton. Mais à force de fricoter l'un avec l'autre, l'art et la mode deviennent de plus en plus difficile à différencier.
Vetements et Balenciaga : la loi dada
C'est peut-être le collectif Vetements qui symbolise le mieux ce flou artistique entre les deux pratiques. Lancée en mars 2014, elle a su se distinguer par son exploration conceptuelle de la mode, comme Martin Margiela avant elle. “Ce n'est pas vraiment
de la mode”, déclarait Demna Gvasalia à Business of Fashion à propos de la collection masculine printemps-été 2018. On retrouve dans cette attitude un peu de Marcel Duchamp avec ses “ready-made”, comme son oeuvre Fontaine, un urinoir à l'envers, qui pousse à se demander qui peut déclarer ce qui est de l'art ou non. Vetements semble en faire de même avec la mode, comme le prouve son T-shirt DHL. Depuis le début, le collectif met l'industrie à mal, même si celle-ci lui a ouvert grand ses portes. Si elle a repris le concept de déconstruction à la Margiela et fait défiler des individus lambda plutôt que des mannequins, Vetements s'est également délocalisée à Zurich, fuyant Paris au profit du quotidien suisse. Le réalisme remplace le glamour, quitte à le symboliser à outrance. Un pied-de-nez qui s'exprime même à travers Balenciaga, dont Gvasalia dirige également la création. Pour le printemps-été 2017, le designer a fait défiler un sac en plastique bleu rappelant fortement ceux d'ikea. Tandis que la presse généraliste et Internet s'amusaient de la différence de prix entre ces deux objets similaires, on n'a pu s'empêcher de penser à la raison d'être de ce sac. En mode, rien n'est jamais laissé au hasard. Finalement, le travail du collectif est peutêtre celui qui explore le mieux la consommation de masse. S'il permet à l'élite d'endosser l'habit de monsieur et madame Tout-le-monde, il permet aussi à la masse, en écumant friperies et magasins Ikea, de s'offrir la tendance à moindre coût.
Suprême surréalisme
“Ceci n'est pas une brique.” On pourrait résumer ainsi, en référence au mouvement surréaliste auquel Magritte a appartenu, les objets que Supreme lance sur son e-shop. À l'instar de l'artiste, l'équipe créative de la marque de skates 90s devenue enfant chéri du luxe provoque la réflexion. Une brique rouge à 25 euros, donc, mais aussi des verres de cantine, une pelle, un marteau, une calculatrice, une collaboration avec le métro newyorkais et, enfin, une tondeuse à cheveux… David Shapiro, aficionado de la marque, est l'auteur de Supremacist, qui analyse l'impact de la marque aux quatre coins du monde. Sorti en juillet 2016, le livre est présenté comme “un récit mêlant un journal de voyage et une histoire d'amour à l'ère d'internet, où le logo remplace le crucifix”. Pour lui, Supreme est un concept, un projet artistique qui explore la consommation, le vol et la propriété des entreprises. Un travail que le magazine de streetwear Highsnobiety n'hésite pas à comparer à celui d'andy Warhol, de Damien Hirst ou encore de Jeff Koons. Shapiro, quant à lui, invite les détracteurs de la marque à regarder de plus près les objets qu'elle s'approprie : “Ce qui unit les accessoires de Supreme est que la majeure partie d'entre eux comporte une connotation en rapport avec la violence ou la drogue. Pris individuellement, ils sont innocents mais, vus ensemble, ils suggèrent quelque chose d'illicite.”
Prada et l’arte povera
C'est presque de la mode prosaïque, une forme d'arte povera de luxe – l'oxymore ne nous a pas échappé – car, là aussi, des objets insignifiants prennent de l'importance. Le gaffer Raf Simons imprimé “Walk with me” est vendu (170 euros, tout de même !) comme un accessoire cette saison. Acne Studios, la marque suédoise connue pour son minimalisme chic, a aussi sorti en août dernier le Baker Bag, un cabas inspiré du typique sac de courses en papier, vendu 370 euros. Hum hum. Il ne faut pourtant pas croire que seuls les jeunes créateurs s'acoquinent avec l'utilitaire. C'est sans doute la marque italienne Prada qui l'a le mieux prouvé, en sortant cet été un trombone en métal XXL vendu 185 dollars. L'objet n'est pas là pour assembler des feuilles de papier, mais sert à tenir une liasse de billets de banque. De son côté, Saint Laurent a fait s'agiter la toile avec une paire d'escarpins montés comme des patins à roulettes. Clin d'oeil au travail de mannequin ? Énième référence au revival 90s ? On ne saurait dire. Mais on peut s'interroger : si sous les pavés se trouve la plage, que cache donc une brique Supreme ? “Une névrose”, selon Highsnobiety. Le résultat d'un conditionnement consumériste qui nous pousse à croire que nous sommes ce que nous achetons : un bad boy avec une batte Supreme, un riche avec un trombone Prada. Certains dénonceront un consumérisme à outrance, criant au “fuccboi” (dans le jargon street, suiveur de mode sans style personnel), tandis que les amoureux transis de la mode la défendront en plaidant l'humour… Peut-être estce un peu des deux. Quant à savoir ce qui est de l'art ou de la mode, c'est peut-être Martin Margiela qui a trouvé la réponse en 1998, lors d'une interview pour View on Colour : “Qu'est-ce que la mode ? Une série de propositions. Qu'est-ce que l'art ? Une réponse.” Il semble que nos créateurs fétiches ont trouvé la voie du milieu.