Saga
Lui est un des plus grands peintres du XXE siècle, le petit-fils de Sigmund Freud, un artiste charismatique mais féroce. Elle, une Anglaise douce et secrète, est une créatrice de mode impeccablement chic et mondaine. Retour sur deux personnalités énigmati
Les Freud, dynastie dysfonctionnelle
Électrique, sauvage, intense, magnétique… Jusqu'à sa mort en 2011, à 88 ans, le peintre Lucian Freud a fasciné ses proches et ses muses comme ses admirateurs ou les collectionneurs. Entièrement, absolument dévoué à son art, il mène une vie sans concession, apparemment sans affect, surpassant Picasso dans son appétit carnivore de vie et de beauté. Tout en lui est acéré : son esprit, ses réparties, son ambition, son profil, et même son allure soigneusement négligée. Sur les photos prises dans son studio par son fidèle assistant Dawson, on le voit pinceau à la main gauche, sa chemise toujours froissée et ouverte, l'écharpe autour du cou, observant sans pitié son modèle, presque en naturaliste.
Ce n’est pas la beauté
Dans le chaos de son atelier, ses gestes se répètent dans une lenteur cathartique, entre nervosité et délicatesse ; les touches de peinture se superposent sans fin dans des dégradés de vert, rose, beige, jaune, jusqu'à atteindre une vérité au-delà du réalisme. Derrière cet exploit, il y a du génie, mais aussi de la sueur, de l'acharnement. Tous les jours sans exception pendant cinq décennies, sa session du matin dure de 8h30 jusqu'au lunch, puis il travaille sur un deuxième tableau de 18 h jusque tard dans la nuit. Il faut environ neuf mois, une véritable gestation, pour une seule oeuvre, soit des centaines d'heures de pose et un engagement total de son modèle, qu'il s'agisse de jeunes étudiantes, de la reine d'angleterre, de David Hockney, de Kate Moss, de la duchesse du Devonshire ou du monumental Leigh Bowery, icône des clubs londoniens dont il a fait plusieurs portraits, des nus extraordinaires, jusqu'à sa mort due au sida en 1994. Lucian Freud explore l'humain sous toutes ses formes, et souvent dénudé : enfants, femmes enceintes ou obèses, militaire bedonnant, adolescents en colère, ou même sa mère agonisante. Sue Tilley, 127 kilos, lui a été présentée par Leigh Bowery. Freud la surnomme affectueusement “Big Sue” et fait d'elle quatre portraits. Elle explique au Telegraph en 2015 : “Je ne sais pas ce qui a capté l'imagination du public dans ces images car ce n'est pas la beauté. Peut-être que cet excès de chair est plus agréable à l'oeil (…) Les os des gens maigres semblent transpercer leur peau. Moi, par contre, je me confondais gentiment avec le sofa. Mais je n'étais pas sa tasse de thé et il n'était certainement pas la mienne. Je ne suis pas trop attirée par les hommes plus vieux, et surtout pas par un type avec un regard aussi flippant.” Une de ces quatre toiles, Benefits
Supervisor Sleeping, bat deux fois le record d'enchères pour une oeuvre d'un peintre vivant, d'abord vendue en 2008 à Roman Abramovich pour presque 34 millions de dollars, puis en 2015 pour 56 millions de dollars. Ces succès depuis le début des années 90 font de Freud un artiste à l'abri du besoin, lui dont les toiles n'étaient guère en vogue pendant trois décennies. Homme de paradoxes, il dédaigne le monde matériel mais aime dépenser, il aime les rituels (par exemple, il fréquente les mêmes restaurants et les mêmes cafés suivant un timing immuable) mais demeure imprévisible. Accro au risque, le peintre est capable de conduire sa vieille Bentley à pleine vitesse dans les rues de Londres et se ruine régulièrement dans des jeux d'argent et des courses de chevaux, jusqu'à ce qu'il soit si riche qu'il ne trouve plus aucun intérêt à jouer. Dawson, son assistant (et modèle) pendant plus de vingt ans, à qui il a légué son studio de Kensington, explique quelle leçon il a tiré de cet étrange mode de création et de vie dans le Guardian : “Si je ne devais en retenir qu'une chose, c'est que la peinture est une prise de risque et un engagement total. Et la conviction que si c'est de la merde, il faut l'admettre et repartir de zéro.”
Bizarre hiérarchie
Repartir de zéro, Lucian Freud l'expérimente de manière brutale à 10 ans, quand il fuit le nazisme avec ses parents et ses deux frères, et quitte un Berlin devenu trop dangereux après l'incendie du Reichstag. En 1933, lui qui ne parle qu'allemand devient donc un réfugié, exilé en Angleterre. Pas très à l'aise à l'école, il commence sa carrière d'artiste après le lycée, et devient dès les années 40 un ami très proche de Francis Bacon. Tout deux incarneront ce qu'on appellera bientôt l'école de Londres. Très vite, il veut se faire un prénom et faire oublier son patronyme. Son grandpère Sigmund, qu'il adorait, l'a toujours encouragé à peindre, depuis son enfance. Et même si Lucian Freud s'en défend, il a assuré une continuité de multiples manières avec l'oeuvre de son aïeul : par exemple, séance après séance, conversation après conversation, il met à nu son modèle au sens propre comme au figuré, comme durant une longue analyse. En mettant au point la psychanalyse, Freud tentait de fouiller l'âme humaine, les passions de la chair, d'exposer en mots les pulsions et la sexualité. Lucian, lui, peint la chair sans fard, cherchant une vérité de l'être. Sa peinture, souvent sensuelle, parfois érotique, ne souffre ni faux-semblant ni vanité : c'est la part animale qui l'intéresse par dessus tout. En 2002, il confie à son ami le critique d'art William Feaver : “Je m'intéresse vraiment aux gens en tant qu'animaux. C'est en partie pour ça que j'aime les faire poser nus. J'apprécie qu'ils aient l'air aussi naturel et à l'aise qu'eux, comme mon whippet Pluto (…) L'absence d'arrogance des bêtes, leur enthousiasme, leur pragmatisme m'impressionnent.” Ses lévriers whippet tiennent une place à part dans son oeuvre et, lorsqu'il pose jeune pour Cecil Beaton, c'est avec une tête de zèbre empaillée ou un faucon sur le bras, un oiseau de proie qui pourrait fort bien être son “animal totem”. Il y a quelque chose d'impérial chez Lucian Freud, son atelier est un royaume où il a les pleins pouvoirs sur les autres, ses muses, hommes ou femmes, qu'il met sur un piédestal et au coeur de son attention le temps d'une toile. Plus dure sera la chute : une fois l'oeuvre finie, le sortilège est brisé et on doit laisser sa place. De ce royaume on peut être banni (comme certains de ses enfants), ou tomber en disgrâce pour crime de lèse-majesté. Il s'agit aussi de gagner ses faveurs. Freud, un séducteur insatiable rétif à toute convention sociale, forge des relations intenses avec presque tous ses modèles, des étudiantes aux Beaux-arts, des artistes en devenir ou
des excentriques. De ses amours naissent quatorze enfants connus (de six compagnes différentes), sans doute une trentaine officieusement. Avec une certaine cruauté, il rejette absolument tous les devoirs et responsabilités liés à la paternité. Son art prend toute la place. Ses enfants doivent l'accepter ou partir. Finalement, une bizarre hiérarchie s'installe entre les enfants fréquentés souvent (par exemple Bella et sa soeur Esther), ceux fréquentés un peu, les “laisséspour-compte” (les quatre Mcadam), ceux qui sont cachés, exposés, ou simplement absents. Envers et contre tous, Freud cultive une solitude féconde – le premier mot qu'il aurait prononcé enfant aurait été “seul”. Dans le Guardian, William Feaver revient sur ce credo : “Il aimait bien ses enfants, mais ces derniers devaient accepter que la peinture passe toujours en premier. Il disait souvent `Je suis complètement égoïste et je ne fais que ce que je veux bien faire.'” L'année 1961, dans ce sens, marque une charnière pour Freud : il devient le père de trois filles, Bella, Isobel et Lucy, nées de trois mères différentes, et il exécute une peinture superbe,
Pregnant Girl, qui fera date pour son style. Elle représente Bernardine Coverley, alors âgée de 18 ans et enceinte de Bella, de profil, à moitié dénudée, endormie dans un fauteuil.
Deux colombes sur les reins
Rebelle dans l'âme, Bernardine fugue à 16 ans pour fuir le couvent. Avant de devenir poète et paysagiste, elle vit intensément son histoire avec le peintre, donne le jour à Bella et Esther, mais le quitte alors que les filles sont encore toutes petites et part, en 1967, pour un périple hippie au Maroc. Esther Freud, devenue plus tard écrivain, racontera dans Hideous
Kinky son expérience de petite fille plongée brusquement dans une autre culture ; le livre est adapté au cinéma en 1998 avec Kate Winslet dans le rôle de Bernardine. À 16 ans, Bella traverse elle-même une phase de rébellion et part pour Londres, où elle travaille dans la boutique punk-rock de Vivienne Westwood, Seditionaries. Elle se rend ensuite à Rome pour étudier la mode et la coupe des vêtements à l'accademia di costume e di moda et à l'istituto Adelina Mariotti. Pendant ces trois ans, Bella sort avec un play-boy légendaire, épitomé du chic à l'italienne : le prince Dado Ruspoli, de trente-cinq ans son aîné, qui servit de modèle à Fellini pour le personnage joué par Marcello Mastroianni dans La Dolce Vita. Mais, une fois de plus, Bella s'échappe, cette fois-ci d'un milieu trop conventionnel et impeccablement lisse, pour revenir à Londres où elle devient l'assistante de Vivienne Westwood et le restera quatre ans, et partager un appartement avec une de ses demi-soeurs, la romancière Rose Boyt. Ayant grandi sans beaucoup voir son père, elle espère se rapprocher un peu de lui. À l'instar de ses autres frères et soeurs, elle raconte dans The Independent en 1995 : “Poser pour un tableau a toujours été la meilleure façon de le voir.” Une manière de tisser des liens avec lui, de l'entendre raconter des histoires et de partager des moments précieux. Quand, en 1989, Bella lance sa propre marque, son père lui dessine un logo : la tête de son whippet Pluto qui tire la langue.
Pour sa première collection automne-hiver, en 1991, elle travaille la maille, le tweed, le velours, et pose les bases d'un style raffiné, discret avec quelques éclats glamour. Ce qui la fascine ? L'idée d'un uniforme, elle qui a toujours été élevée hors des carcans sociaux, une armure conventionnelle pour couvrir cette chair que son père a mis toute sa vie à dépeindre. Les filles du moment demandent toutes à défiler pour elle : Naomi Campbell, Yasmin Le Bon et la toute jeune Kate Moss, qui deviendra vite une de ses amies proches et posera pour son père (qui lui tatouera deux colombes sur les reins). Sa mode so british est portée par Madonna, Courtney Love, Marianne Faithfull, Jerry Hall et Chloë Sevigny. Dans les années 2000, Bella devient consultante pour Jaeger, puis directrice de création pour relancer la marque Biba en 2004, et rencontre un succès fulgurant après 2013 en créant une ligne de pulls en cachemire à slogans (“Ginsberg is God”, “1970” ou “Je t'aime Jane”) que toutes les it girls s'arrachent, d'alexa Chung à Suki Waterhouse. L'année dernière, Bella Freud a sorti un parfum, Close to my Heart, et elle collabore cet automne avec J. Brand pour une collection capsule de dix-sept pièces, dont des sweaters “Gangs of Love” et “Pretty Baby”, inspirée par son amie Anita Pallenberg et portée dans le lookbook par la petitefille d'anita et de Keith Richards, le mannequin Ella Richards. Pour Bella Freud, tout reste une histoire de famille, de clan, celui qu'elle a forgé autour d'elle : sa muse Susie Bick, la femme de Nick Cave, ses amies Jemima Khan et Amanda Harlech, Christian Louboutin, le parrain de son fils, et surtout son mari, l'écrivain James Fox, auteur de White Mischief, qui a été la plume de l'autobiographie de Keith Richards. Son fils Jimmy, à 17 ans, entame déjà sa carrière de photographe. Presque tous les enfants de Lucian Freud ont été attirés par une vie d'artiste ; parmi eux, on trouve des écrivains, des peintres, des poètes ou des sculpteurs. Le cadet, Frank Paul, fils de l'artiste Celia Paul et diplômé de Cambridge, dessine d'étranges fresques au stylo à bille. Qui dit dysfonctionnement familial dit souvent catharsis créative ; on attend impatiemment de découvrir les oeuvres libératrices de la prochaine génération de Freud.
Il y a quelque chose d'impérial chez Lucian Freud, son atelier est un royaume où il a les pleins pouvoirs sur les autres, ses muses, hommes ou femmes, qu'il met sur un piédestal et au coeur de son attention le temps d'une toile. Plus dure sera la chute : une fois l'oeuvre finie, le sortilège est brisé et on doit laisser sa place.