Dorothea Tanning à la Tate Modern
Elle a fait partie des surréalistes, a épousé Max Ernst et a constamment réinventé son oeuvre jusqu’à sa mort à 101 ans. La belle rétrospective de son oeuvre à la Tate Modern de Londres permet enfin de découvrir l’univers inquiétant et protéiforme de l’artiste Dorothea Tanning.
Les plus belles expositions de 2019 auront porté sur deux femmes exceptionnelles et totalement méconnues du XXE siècle : la Suédoise Hilma af Klint au Guggenheim de New York et l’américaine Dorothea Tanning à la Tate Modern de Londres. Cette dernière a pourtant traversé son temps dans la lumière des projecteurs après son union avec Max Ernst en 1946. Née dans l’illinois, cette illustratrice publicitaire, que rien ne prédestine à devenir artiste, va éprouver un énorme choc esthétique en découvrant à New York une exposition sur les surréalistes qui ont fui l’europe en guerre. André Breton l’adoube, bientôt suivi de Max Ernst qui, arrivant dans son studio pendant l’hiver 1942, reste pétrifié d’admiration devant son autoportrait au griffon (voir page de droite). De cette rencontre et de ce tableau si spécial, elle dira : “C’était peut-être en quelque sorte un talisman pour ce qui se passait, une itération d’événement silencieux, des densités de lignes tracées sur un papier cristallin, d’un moment où rien ne devait apparaître sauf la toile finie et, plus tard, quelques flocons de neige, pour ce Noël 1942 et Max était mon cadeau de Noël.”
Max Ernst baptise immédiatement l’autoportrait Birthday avec une sorte de préscience. C’est en effet la naissance de leur histoire d’amour qui durera toute leur vie jusqu’à la mort d’ernst en 1976.
Les forces inconnues
Indépendante, Dorothea Tanning va toutefois renverser l’image de la muse objet chère aux surréalistes et reprendre le pouvoir en devenant peintre mais aussi sculptrice, écrivaine, comme Leonora Carrington, (la maîtresse de Max Ernst vers 1940) ou encore Leonor Fini. En 1974, elle dit, ironique, à un critique d’art : “J’ai lu quelque part que ce que je croyais être des témoignages poétiques et sublimes de ma conviction que la vie est une confrontation désespérée avec des forces inconnues sont en réalité de jolis rêves de fillette, flamboyant de symboles sexuels…” Dans ses tableaux Eine Kleine Nachtmusik (1943) ou Interior with Sudden Joy (1952), on voit en effet des jeunes filles aux prises avec des visions fantastiques sur une frontière tenue entre rêve et cauchemar, terreur et extase. Il y a là l’érotisme frontal mais aussi la peur, les fantasmes dans des maisons aux portes entrouvertes et aux murs fissurés. L’humour est aussi présent dans ses oeuvres; par exemple, depuis 1947 et le tableau Maternity, Tanning représente son pékinois Katchina. Ce chien apparaît comme un être fantastique au visage d’enfant ou au demi-corps de femme ou encore dansant, en 1954, avec une fille habillée (Valse bleue) ou dénudée (Tableau vivant). À Marcel Duhamel, un éminent éditeur qui lui demande si elle n’aurait pas opéré un transfert psychanalytique avec l’animal, elle répond avec aplomb : “Mon cher Marcel, mes chiens répugnent à la psychanalyse. Si j’ai donné à Katchina une dimension humaine, c’est parce que je la vois comme ça, c’est-à-dire que j’ai décidé de la voir comme ça… Enfin, mettons qu’il y a aussi là-dedans une des réflexions sur l’hilarité des apparences. Si l’on veut s’en donner la peine, on en trouve partout…”
Réinventions totales
En 1955, elle change tout et déconstruit les corps de femmes comme à travers du verre brisé. Dans les années 1970, elle s’attaque cette fois à la sculpture montrant des corps nus en tissu qui sortent de murs ou devenant des meubles mutants comme dans son installation d’une chambre reconstituée, Hôtel du Pavot en 1970-73 à mi-chemin entre Hans Bellmer et Louise Bourgeois. Pour cette oeuvre, Tanning dit s’être inspirée d’une comptine populaire quand elle était enfant : “In room two hundred and two / The walls keep talkin’ to you / I’ll never tell you what they said / So turn out the light and come to bed.” (Dans la chambre 202 / les murs continuent à vous parler / Je ne te dirai jamais ce qu’ils m’ont dit / Donc éteins la lumière et viens te coucher.) Écrite dans les années 1920, cette ballade raconte l’histoire de Kitty Kane, la femme d’un gangster de Chicago qui s’est suicidée au poison dans une chambre d’hôtel. Depuis le début de son travail, il y a toujours un discours féministe assez radical chez Dorothea Tanning. En 1990, elle s’insurge clairement contre les étiquettes qu’on lui colle : “Des femmes artistes. Cela n’existe pas. C’est une contradiction dans les termes, autant que ‘homme artiste’ ou ‘éléphant artiste’. Vous pouvez être une femme et vous pouvez être artiste, mais l’un de ces états est donné tandis que l’autre, c’est vous-même.” En 2004, à 94 ans, elle publie son premier roman, Chasm (“Abîme”, non traduit en français), et réussi un livre par essence surréaliste là où Salvador Dali avait échoué avec Hidden Faces. L’histoire gothique, –fétichiste et étrangement absurde raconte les tribulations d’une lignée de filles toutes prénommées Destina, de 1682 à 1950, victimes puis bourreaux de Meridian, beau-père priapique et richissime, dans une propriété démente au milieu du désert.
Après ce coup de maître délirant, approchant les 100 ans, Dorothea Tanning publie régulièrement des poésies dans le New Yorker. Seule la mort, en 2012, aura raison du torrent sidérant de sa créativité.
“Dorothea Tanning”, rétrospective à la Tate Modern de Londres jusqu’au 9 juin 2019.