Karl Lagerfeld et le génération Z
Idole de la mode globalisée, self-made icône, superstar des défilés, grand maître des collections pour Chanel, Fendi, etc.,
Karl Lagerfeld a su ne jamais vieillir : il avait trouvé dans les nouvelles générations une source d’inspiration sans fin.
Tel le Benjamin Button de la nouvelle fantastique de Francis Scott Fitzgerald, Karl Lagerfeld se décrivait, enfant, comme un dandy d’un certain âge : “Je ressemblais beaucoup à un adulte. J’ai des photos de moi à 8 ans portant cravate, presque comme celle que je porte aujourd’hui.” Pour ne pas être ennuyeux aux yeux du monde et surtout de sa mère, il lui fallait être différent, unique. Au lieu de jouer avec les autres enfants, il se décrit en train de dessiner, de travailler et de lire. Comme s’il avait perfectionné toute sa vie sans relâche cette esquisse de lui, une personnalité presque monolithe qui se précisera à travers les décennies. En somme, un petit génie en devenir. Sa soif de connaître et d’apprendre fit de lui un érudit à la bibliophilie galopante : pour preuve, plus de 300000 livres amassés dans sa bibliothèque personnelle rue de Lille, consciencieusement immortalisée sur des dizaines de photographies comme un cadre idéal. Mais s’il était ancré dans cette immense culture du passé et des beaux-arts, il disait aussi, paradoxalement, détester la nostalgie, était entièrement voué au présent et au futur, compilant tous les matins les journaux du monde entier dans cinq langues pour savoir l’air du temps. Dans ce même esprit, il collectionne le musique du moment, dûment compilée par son ami, l’illustrateur sonore Michel Gaubert ; en 2006, il déclare : “L’ipod est génial. J’en ai 300.” La démesure toujours, doublée d’un amour de la vitesse : il travaille vite, dessine encore plus vite, jette les idées dépassées et passe à la collection suivante au même rythme où les millennials zappent devant leur Netflix ou dans leur vie réelle. Comblant le fossé entre culture à l’ancienne (le papier, les beaux livres) et nouveaux médias, jouant avec les idoles du moment, Karl Lagerfeld a incarné à la fois le futur et le passé. On pense ici au roman fantastique American Gods de Neil Gaiman où les dieux anciens (Odin, Eostre ou Anubis) affrontent les nouvelles déités : la Globalisation incarnée par Mr World, la technologie et Internet (Technical Boy) et la pop culture (la déesse Média). Toutes ces nouvelles idoles volatiles, Lagerfeld les maîtrisaient parfaitement, faisant de son personnage un symbole de culture pop, de Chanel une marque globale surpuissante et jouant des nouveautés technologiques (Instagram, etc.) à son avantage.
Elixir de jeunesse
De ses défauts, il faisait des qualités : si la folie de la jeunesse lui a toujours manqué, lui si sérieux, il a su s’entourer très vite de party people qui lui racontaient la nuit, les fêtes, l’adrénaline, sans qu’il n’y participe vraiment pour les vivre par procuration, suivant le précepte énoncé par Oscar Wilde dans
Le Portrait de Dorian Gray : “Les seules personnes dont j’écoute les opinions avec respect sont celles qui sont plus jeunes que moi. Elles me paraissent marcher devant moi. La vie leur a
révélé ses dernières merveilles.” Parmi eux, on compte la bande de l’illustrateur Antonio Lopez, Jerry Hall et Juan Ramos dans les seventies (qui avaient dix ans de moins que lui). Puis évidemment son grand amour Jacques de Bascher (dix-sept ans de moins que lui) qui savait lui raconter avec tant d’humour ses nuits sauvages. En 1975, il déclare d’ailleurs, faisant sans doute allusion à cette position d’observateur dans l’ombre en
quête perpétuelle de lumière : “Je suis une sorte de vampire, je prends le sang des autres.” Dans les années 1980-90, les mannequins puis les supermodels, avec leur petite vingtaine d’années (Inès de la Fressange, Claudia Schiffer, Helena Christensen puis Vanessa Paradis) lui donnent l’inspiration. Là encore il aime choquer en disant : “Je m’entoure de gens jeunes et beaux. Je déteste la laideur.” Au début des années 2000, arrivent au premier rang les teens stars dont Lagerfeld fera sa garde rapprochée, des ambassadrices parfaites et médiatiques pour Chanel : Kirsten Dunst puis Kristen Stewart, le musicien fou de mode Pharrell Williams, Lily Allen, Rita Ora, les actrices en devenir Bella Heathcote, Ellie Bamber, Kenya Kinski, Willow Smith et enfin ses favorites, l’imprévisible Cara Delevingne, Kaia Gerber et Lilyrose Depp (les filles de ses anciennes égéries), sans oublier le petit dernier, 11 ans cette année : Hudson Kroenig, le fils du mannequin Brad Kroenig, dont il était le parrain. Lui qui avait lancé avec humour en 2007 : “Les enfants grandissent trop vite, avoir des enfants adultes vous fait prendre cent ans, Je ne veux pas cela”, a fini par s’entourer d’adolescents, de jeunes adultes, et aussi d’un petit chat adoré, Choupette, qui l’a une fois de plus rapproché des Millennials et de la “Gen Z”, fans de LOL cats. Finalement, Karl Lagerfeld avait encore une fois raison : la jeunesse est une façon de vivre, pas un âge sur le papier.
Comblant le fossé entre culture à l’ancienne (le papier, les beaux livres) et nouveaux médias, jouant avec les idoles du moment, Karl Lagerfeld a incarné à la fois le futur et le passé.