Jalouse

Elton John

- Par Virginie Beaulieu

Après le succès mondial de Bohemian Rhapsody, Rocketman, biopic sur Elton John, déferle sur les écrans. L’occasion de revenir sur les excès flamboyant­s d’une icône absolue de la pop au pic de sa carrière, dans les magic seventies.

“Certains studios voulaient atténuer le côté sexe et drogues pour que le film obtienne seulement une note de PG-13 (inappropri­é pour les moins de 13 ans aux USA, ndlr). Mais je n’ai simplement pas mené une vie qui pourrait être qualifiée de PG-13.”

Elton John

Toutes les promesses d’un film tiennent parfois dans son titre. Ici il l’emprunte à Rocket Man, une des chansons les plus connues d’elton John enregistré­e en 1972 pour son cinquième album Honky Château dans l’ambiance hédoniste du château d’hérouville, au pic de sa créativité avec son parolier extraordin­aire Bernie Taupin. En écoutant ce hit, on voit déjà tout : un homme qui atteint la stratosphè­re à la vitesse de la lumière (à ses risques et périls), un superman au costume de strass, et l’ambiance de grand cirque qui accompagne cette attraction

unique en son genre. “On se sent seul dans l’espace / Sur un vol hors du temps / Et je pense que ça va être très très long / Avant que je ne

touche à nouveau le sol…” Tout est dit. De 1967 à 1977, Elton John connaît un succès sans pareil dans l’histoire de la pop, enchaînant les albums parfaits qui cartonnent tout en haut des classement­s internatio­naux avec une constance jamais vue, des shows ultra-glam devant des dizaines de milliers de personnes, une excentrici­té extrême qui devient une signature, le tout dans une atmosphère irréelle, entre excès orgiaques et tentatives de suicides. C’est évidemment très cinématogr­aphique, mais le réalisateu­r Dexter Fletcher (qui avait repris les manettes de Bohemian Rhapsody après l’éjection de Bryan Singer) a poussé un cran plus loin le défi : en faire un film musical exubérant, une “fantasy” selon ses propres termes, où chaque chanson intègre l’histoire, et où Taron Egerton, alter-ego troublant d’elton John, interprète lui-même les tubes sans filet mais avec brio, et avec la bénédictio­n émue du chanteur lui-même, producteur très en retrait du film. Richard Madden, l’acteur qui interprète John Reid, le manager (et amant) d’elton, décrit Rocketman comme un “Moulin Rouge sous acide”. Sous acide et sans vraiment de censure ni de tabous : Elton John lui-même se livre depuis les années 90 avec pas mal de sincérité sur son passé : de ses excès de drogue à sa dépression, son homosexual­ité cachée, son addiction au shopping de costumes, en passant par ses (rares) erreurs de carrière. En mai dernier, il écrit lui-même dans une lettre ouverte à The Observer avec beaucoup d’honnêteté :

“Il y a des moments dans le film où je suis vraiment dégoûtant et horrible, mais au pire, j’étais dégoûtant et horrible, et il n’y a aucune raison de prétendre le contraire. (…) Certains studios voulaient atténuer le côté sexe et drogues pour que le film obtienne seulement une note de PG-13 (inappropri­é pour les moins

de 13 ans aux USA, ndlr). Mais je n’ai simplement pas mené une vie qui pourrait être qualifiée de PG-13.”

Baby Reginald

Pourtant tout commence plutôt calmement pour lui, et même dans l’ennui le plus total : Elton John naît Reginald Kenneth Dwight juste après-guerre à Pinner dans le Middlesex, une banlieue aisée au nord-ouest de Londres. Ses parents, des conservate­urs un peu trop stricts, se détestent cordialeme­nt; leur fils s’isole des incessante­s disputes et écoute avidement ses idoles Elvis, Bill Haley puis Jerry Lee Lewis. Sa grand-mère se rend compte qu’il a sans doute l’oreille absolue et il commence à prendre des cours de piano à 7 ans avant d’être accepté au Conservato­ire de Londres avec une bourse à 11 ans. À 15, il emprunte le look grosses lunettes noires de Buddy Holly et joue sous le nom de “Reggie” dans des pubs où il apprend à esquiver les pintes de bière volantes avant de faire des premières parties plutôt honorables avec son premier groupe Bluesology. En 1967, à 20 ans, c’est le premier coup de tonnerre qui annonce la tempête : sa rencontre fortuite par l’entremise d’un manager avec le parolier extraordin­aire Bernie Taupin (Jamie Bell dans le film) qui deviendra un inséparabl­e alter ego, produit une étrange alchimie. Reginald Dwight devient alors Elton Hercules John et ensemble, ils enregistre­nt deux albums sur fond de galères : une première tentative de suicide d’elton fiancé par “erreur” à une de ses amies, suivie d’un déménageme­nt dans une chambre d’amis chez la mère d’elton entre autres. Les deux albums passent complèteme­nt inaperçus. Sauf pour un label de musique américain qui les convie à faire quelques dates à Los Angeles en août 1970, au club iconique de Santa Monica Boulevard au nom si frenchie, Le Troubadour. Elton John n’y croit pas trop mais revêt tout de même ses habits de lumières – un T-shirt à paillettes estampillé Rock and Roll, un short et des bottes, et rentre sur la scène surchauffé­e devant un public de haut vol avec, par exemple, Quincy Jones, Mike Love et Henry Mancini. Contre toute attente, il met le feu aux poudres. Le lendemain, toute la ville bruisse d’une rumeur : “Rock music has a new star”.

Le petit tour de promo devient une grande tournée aux USA. Au sommet sans oxygène

Terrifiés et éberlués, Elton et Bernie voient les génies qu’ils vénèrent se presser pour les rencontrer backstage : Bob Dylan ou Brian Wilson des Beach Boys. Elton John a 23 ans et en trois semaines sa carrière part sur orbite. Dans une phase créative sans limites, les deux compères composent en 1972 deux albums in

croyables, Honky Château et Don’t Shoot Me I’m Only the Piano Player, en moins de deux semaines. Ils explosent chanson après chanson les charts aux États-unis, en Angleterre, puis partout dans le monde. Le grand délire commence, Elton John se souvient dans Mojo en 2006 : “Il n’y avait pas de règles, il n’y avait plus de peur. Ça a été cinq années de pur instinct.” Il pousse le délire très loin avec ses costumes de scène : de Minnie Mouse à l’oiseau de paradis à lunettes, en passant par un bikini “boîte de chocolats” ou des combinaiso­ns à paillettes avec des bottes compensées d’un mètre de haut. Ça brille, c’est dingue, éblouissan­t. Tout autant que ses interpréta­tions elles-mêmes. Côté coulisses, il vit une liaison très compliquée avec son manager John Reid, découvre la drogue – en grandes quantités –, et abuse aussi de l’alcool. Les stars l’adorent : John Lennon devient un ami avec qui il se fait trop de lignes, il traîne avec Stevie Wonder, Marc Bolan et la princesse Margaret, ou déjeune avec le gratin du Old Hollywood qu’il adore : Groucho Marx, Katherine Hepburn et Mae West. Pour le petit gars de Pinner, complexé qu’il est resté au fond, tout semble complèteme­nt absurde, une hallucinat­ion entre rêve et cauchemar comme il le prouve avec un extrait de son journal intime de 1973 : “Je me réveille, regarde Grandstand (programme sportif de la BBC, ndlr). Écris Candle in the Wind. Vais à Londres, achète une Rolls-royce. Ringo Starr vient dîner.” Les tournées de 1974, sur le fil de la folie furieuse se font dans son Boeing 707 privé décoré de fausse fourrure, avec piano et orné d’étoiles, rebaptisé The Starship. Elton est monté dans un train fou qui ne semble jamais s’arrêter. Tout culmine avec les deux concerts au Dodger Stadium à Los Angeles en octobre 1975 où il met plus de 100 000 fans en transe, le premier à faire ça depuis les Beatles. La veille, il inaugure ses empreintes sur le Hollywood Walk of Fame avec toute sa famille présente. Suit une fête où il plonge dans l’eau, le ventre plein de barbituriq­ues pour faire volontaire­ment une overdose. Dans Mojo, il se souvient : “Je me suis jeté dans la piscine en me disant ‘ je serai mort dans une heure’, car j’avais pris tous ces somnifères. Je n’étais pas capable de communique­r mes sentiments. Et la pression, fuck. Ma vie était folle.” Le lendemain, il est en pleine forme en combinaiso­n de base-ball à paillettes et baskets devant 50000 personnes en délire qui attendaien­t depuis le matin dans une ambiance électrique en chantant ses tubes (voir image en première page). Les deux concerts seront immortalis­és par le grand photograph­e Terry O’neill qui capture une fois de plus la démesure de ce que vit cet ancien timide métamorpho­sé en rock star.

Enfer et rédemption

Cette année-là, Elton commence à cacher une addiction à la cocaïne qui ne va pas le lâcher pendant plus de dix ans. Pendant les enregistre­ments du très autobiogra­phique Captain Fantastic and the Brown Dirt Cowboy et Rock of the Westies au Caribou Ranch dans les montagnes du Colorado, Bernie Taupin blaguait disant qu’il y avait plus de neige à l’intérieur que dehors. Le film Rocketman commence d’ailleurs en flashback par le moment où Elton John, complèteme­nt au bout du rouleau à 40 ans, trouve enfin la lumière au bout du tunnel et entre en réhab. Très protecteur, il devient ensuite une épaule réconforta­nte pour toutes les stars qui auront besoin de lui dans les moments difficiles, de Lady Di à Gianni Versace en passant par Freddie Mercury et George Michael, et met en place AIDS Foundation. À 60 ans, il tombe amoureux du documentar­iste David Furnish qu’il épouse et avec qui il a deux fils. Aujourd’hui, après 300 millions d’albums vendus dans le monde, il est devenu une icône, a inspiré des collection­s de “fan transi” à Alessandro Michele pour Gucci, et remplit toujours les salles : son tour d’adieu prévu sur trois ans Farewell Yellow Brick Road Tour a déjà rapporté 125 millions de dollars en sept mois. Sa musique, phénoménal­e, passe sans fléchir les décennies, comme l’explique Terry O’neill : “Il n’y a que quelques personnes que je qualifiera­is de génie. Frank Sinatra était un génie et Bowie l’était certaineme­nt. Elton John, à mon avis, sera considéré de la même façon que Beethoven. C’est un showman incroyable mais en tant que compositeu­r, chanteur et pianiste, sa musique vivra des centaines d’années.” Voilà un conte fou et hors norme comme on les aime : celui de Reginald Dwight, petit enfant grassouill­et né dans le Middlesex, incroyable pianiste, compositeu­r et performer devenu une superstar à nulle autre pareille.

“Je me réveille, regarde Grandstand (programme sportif de la BBC, ndlr). Écris Candle in the Wind. Vais à Londres, achète une Rolls-royce. Ringo Starr vient dîner.”

Elton John

Rocketman, de Dexter Fletcher, avec Taron Egerton, Jamie Bell, Richard Madden. En salles.

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