« Froome n’est pas à l’abri »
Cinquième du dernier Giro où il avait guerroyé contre le Britannique, le grimpeur de Bahrain- Merida est l’un des lieutenants de Vincenzo Nibali en montagne, rac et comme lui, issu du sud profond de l’Italie. Il se onte.
AIX- LES- BAINS ( SAVOIE) – Avec l’entrée du Tour dans les Alpes, Domenico Pozzovivo, trente- cinq ans, grimpeur de poche – 1,64 m pour 56 kg – a repris au GrandBornand son rôle de lieutenant auprès de Vincenzo Nibali, son leader et acolyte de l’équipe Bahrain- Merida, qu’il épaulera dans les cols jusqu’ au sortir des Pyrénées. Ces deux coureurs du Sud ( Pozzovivo est originaire de Basilicate, Nibali de Sicile) se connaissent bien. Ils se côtoyaient jadis dans les courses amateurs du sud de l’Italie en rêvant d’un destin national. Né à Poli coro, en Basilicate, dans le creux de la Botte, fils d'agriculteur, « Pozzo » est un homme de métier qui pose sur son milieu un regard éclairant. Docteur en économie, depuis 2010, à l’université Marconi de Rome, il est féru de politique, de météorologie ( « Une science que j’ai étudiée en autodidacte, en observateur de la nature, pour aider mon père. Pour les cultures, la météo, c’est primordial » ) et pianiste à ses heures. « Il peut vous parler de Chopin, de Beethoven, c’ est plutôt rare dans ce milieu », s’amuse l’attaché de presse Geoffrey Pizzorni. À Aix- les- Bains, l’autre soir, il s’était réjoui d’avoir franchi les pavés sans dommages. « J’avais peur de chuter, comme Richie Por t e, de n’ être plus d’aucune utilité pour Vincenzo, qui sera là dans la troisième semaine, croyez- moi, c’est un diesel et j’ai confiance » , avait conclu l’Italien, rétif aux réseaux sociaux qui, dit- il « altèrent la réalité » . Une réalité qu’il aime affronter de plein fouet, sur la route autant qu’avec les mots.
« Vous êtes aujourd’hui une figure, un élu du peloton italien, mais c’est dans la peau d’un smicard que vous étiez entré dans la profession…
Je venais de la Zalf Désirée Fior, un club de Vénétie, un vivier où Bruno Reverberi avait été le premier à me proposer un contrat pro chez Panaria et son intérêt m’avait flatté et décidé de signer avec lui pour vingt- cinq mille euros à l’année, le contrat minimum imposé par la Fédération. C’était peu, mais je pouvais toujours espérer faire la martingale, ça ne pouvait qu’être mieux sur le plan financier.
Avec le recul, c’était un bon choix ?
C’était il y a treize ans, une autre époque, le début du Pro Tour… La Panaria était une équipe modeste, de petit budget ; Reverberi, le chantre d’un cyclisme romantique, ce n’était peut- être pas l’idéal mais je voulais en être, et dès ma deuxième course, le Grand Prix de Chiasso, j’avais compris que je pouvais en faire un métier. J’avais l’espoir de me faire remarquer. À l’époque, les grandes équipes du Pro Tour recrutaient dans les formations comme la Panaria. Ça a changé, ils se servent directement dans les clubs, le dernier, c’est Egan Bernal ( la dernière recrue de Sky) que Gianni Savio
( manager de l’équipe Androni) avait repéré à dix- neuf ans, en Colombie.
“Quand j'ai décroché mon doctorat, deux heures plus tard pour fêter ça, j'étais allé grimper le Terminillo seul
Vous étiez le premier coureur de Basilicate à passer professionnel, en soi c’était déjà une victoire ?
Oui, et j’étais content, j’avais atteint mon objectif. Comme tous les gens du Sud, du Basilicate, je rêvais tout jeune de quitter le Sud et ma passion pour le cyclisme m’avait obligé à l’exil, d’abord dans un club du Piémont qui me défrayait un peu et me permettait de voyager en avion. Tous les samedis, je prenais le vol BariTurin pour aller courir et, là- bas, je logeais dans une famille.
Comment était la vie en Basilicate ?
Toute simple, on vivait modestement, mon père était – il l’est toujours – agriculteur. Il cultive des fruits, des olives, il loue des terres, une quinzaine d’hectares, et vend ses produits aux grossistes, aux coopératives. C’était physiquement épuisant car si la cueillette des olives s’est mécanisée, il y a quinze ans tout se faisait à la main, il fallait porter les sacs. Ma mère, elle, était employée communale et me voyait poursuivre des études universitaires pour être ingénieur, mais je ne pensais qu’à passer professionnel…
Où s’enracinait votre passion du cyclisme, dans quel terreau ?
À quatorze ans, j’avais vu Allan Davis gagner le Giro de la Basilicate dans mon village, à Montalbano Jonico, et ça m’avait incité à prendre une licence, mais pour trouver des courses, il fallait monter dans le Nord, dans les Abruzzes, mille kilomètres aller- retour, avec notre Alfa Romeo… Il arrivait, avec mon père, qu’on dorme dedans par souci d’économie. On allait aussi en Sicile par Reggio de Calabre
par le traghetto ( le ferry), il m’arrivait de courir avec Nibali, lui était cadets, moi juniors, on courait dans le même peloton. À la fin, il y avait deux classements. Qu’est- ce qui vous donnait la force de poursuivre des études ? Le cyclisme est un sport abrutissant… Je ne spéculais pas sur l’avenir mais je me serais senti coupable en faisant autrement. J’avais choisi l’économie à l’université de Rome, car ça me laissait plus de temps pour m’entraîner. Lors du Giro, mes équipiers de CSF- Colnago s’étonnaient de me voir travailler ma thèse pendant les transferts en Pullman. J’ai fini par décrocher mon doctorat avec une thèse sur “les politiques méridionales de l’unité de l’Italie jusqu’à nos jours”. J’étais vraiment heureux. Deux heures plus tard, pour fêter ça et jouir pleinement de ce moment, j’étais allé grimper le Terminillo seul, j’avais l’impression d’avoir franchi la ligne d’arrivée !
Quel regard portez- vous sur l’Italie d’aujourd’hui ?
Ses contradictions se reflètent dans cette alliance, cette cohabitation contre nature, il n’y a pas d’extrêmes politiquement plus opposés que le parti Cinq étoiles et la Ligue , c’est inquiétant, car ces contrastes viennent brouiller nos relations avec les autres pays européens.
Les victoires de Nibali dans le Giro devaient vous réjouir, on peut les interpréter comme un pied de nez aux séparatistes de la Ligue ?
Oui, bien sûr, on nous a longtemps dénigrés, nous les gens du Sud, même si ça fait rire. Dans les grands hôpitaux du Nord, les meilleurs chirurgiens viennent du Sud, et pareil dans bien d’autres domaines. Aujourd’hui, tout cela a tendance à s’estomper, la polémique s’est déplacée sur les migrants et quand on nous traite de “terroni” ( terme péjoratif pour désigner les gens du Sud), c’est sur un
ton amusé…
Pourquoi n’avoir pas rejoint Vincenzo Nibali plus tôt, chez Astana par exemple ?
Pour une question de forme, de procédure, je préfère laisser mon agent traiter mes contrats. Moi je n’aime pas parler d’argent ni me vendre devant des gens avec qui je vais rester deux ou trois ans…
Parler d’argent, vous trouvez ça vulgaire ?
Oui, un peu, comme la popularité, ça m’embarrasse, il y a trop d’excès, de familiarité dans l’exaltation des gens. Les tifosi vous flattent, certains vous rejettent sans préavis au gré des résultats, moi, je viens d’un milieu simple qui donne du poids aux vraies choses de la vie.
Ça vous offense si je dis de vous que vous êtes un antipersonnage ?
Au contraire, je le revendique, je ne recherche pas la popularité et je n’ai pas à faire de grands efforts pour ça.
Au milieu de votre carrière, il y a eu cette chute dans le Giro 2015 à Sestri Levante, dans la descente de la Barbagelata. Sur le moment on vous a cru mort !
Ma femme Valentina aussi, elle a vécu ça en direct, sans nouvelles, avec ces images de moi, inerte sur la route, sous ma couverture de survie. Toute une dramatique… Elle a eu très peur d’autant qu’elle est d’une nature anxieuse. Ce jourlà, elle devait venir mevoir au départ de Rapallo mais avait renoncé au dernier moment et, devant sa télévision, elle se disait : “Je n’y suis pas allée, et c’était peutêtre la dernière fois que je pouvais le voir.” Depuis, le traumatisme est là.
Chez vous aussi ?
Non, car je n’ai pas de mémoire immédiate de la chute, j’ai trois ou quatre minutes de brouillard, d’amnésie, je ne sais pas comment ça s’est passé, et ce n’est pas plus mal, j’ai tout évacué plus facilement. En course, je n’ai pas d’appréhension, de flash- back, ni la peur de revivre la même chose même si, depuis, il y a eu la mort de Scarponi.
Avec lequel vous étiez assez lié…
La veille de sa mort, je plaisantais avec lui au Tour des Alpes, on devait se retrouver le lendemain sur l’Etna. Un coup très dur, Michele avait de l’affection pour moi. Le Liège- Bastogne- Liège qui a suivi ( le
lendemain) est l’une des choses les plus tristes qu’il m’ait été donné de vivre, je m’isolais dans le peloton et je pleurais, je pensais à la dynamique de l’accident, à la camionnette, à toutes les fois où je suis moi aussi passé à côté…
Ça rappelle au public combien votre métier, si décrié à cause du dopage, est dangereux, difficile, combien les coureurs se mettent en danger…
Dangereux et très anachronique en regard de la société, on fait des sacrifices quand plus personne ne veut en faire, les ordinateurs ont remplacé ce que l’on faisait à la main, les temps de travail se réduisent… Nous, c’est le contraire et l’on accepte tout, sans broncher, la seule chose qui est venue contredire cette tendance, c’est le protocole météo pour les courses en conditions extrêmes…
Un protocole voulu, réclamé par l’Association des coureurs que préside Gianni Bugno. Mais discutable. Un coureur a toujours le droit d’abandonner…
Dans une classique oui, peut- être, car tout se joue sur un jour. Dans un grand Tour, à deux mille mètres d’altitude, on peut trouver de la neige, comme Nibali sur les Trois Cimes de Lavaredo… Quand c’est en montée, ce n’est pas grave, ça rajoute quelque chose d’épique, sans générer davantage de souffrance, en descente en revanche… En 2014, sur le Giro, les limites avaient été atteintes, dépassées, avec Quintana dans l’étape du Gavia et du Stelvio.
Selon vous, Quintana a triché ?
Moi dans le Stelvio, je suis resté derrière le régulateur à moto, Marco Velo, qui agitait son drapeau pour neutraliser la descente, lui non…
Vous avez abordé ce Tour sur les fatigues du Giro, ne craignez- vous pas de les accuser d’ici aux Pyrénées ?
C’est ma hantise, d’autant que le Giro a été très tendu, jamais deux jours de calme, pas comme ici dans le Tour où la première semaine a été relativement tranquille. On verra la troisième semaine… Et, sur le fond, ça vaut aussi pour Froome. Même s’il apparaît tranquille, au milieu de son équipe, toujours dans les quinze premières positions, il n’est pas à l’abri d’un contrecoup. »
“Ce sport est dangeureux et très anachronique (...) On fait des sacrifices quand plus personne ne veut en faire (...). Nous on accepte tout sans broncher