Sarah Fuller Essai transformé
Six jours après avoir été sacrée championne de Conférence avec son équipe de soccer, l’étudiante texane est devenue la première femme à jouer, puis à marquer, dans l’élite du football américain universitaire.
Que va-t-on pouvoir dire à nos enfants ? Comme si ce monde ne perdait pas chaque jour un peu plus ses repères… Enfin, il paraît qu’il faut avoir l’esprit ouvert, alors voilà : Sarah Fuller joue au foot avec ses mains et au foot américain avec ses pieds. Le pire, c’est que vous trouverez des gens pour dire que c’est normal, que Tony Meola s’y était essayé avec les New York Jets dans la foulée de la Coupe du monde 1994. Le gardien des États-Unis de 1988 à 2006 (100 sélections) avait même mis entre parenthèses sa carrière dans l’espoir de devenir kicker en NFL, sans toutefois dépasser l’étape des matches de présaison, comme l’attaquant sudafricain Derek Smethurst en 1977 avec les Tampa Bay Buccaneers. Ces dernières années, c’est le latéral gauche autrichien de Leicester Christian Fuchs qui a fait part de son rêve de botter en NFL.
Mais pour Anthony Mahoungou, le wide receiver (réceptionnaire des passes) français passé par le Championnat universitaire américain et même les Eagles de Philadelphie en NFL (sans jouer), le transfert le plus naturel du foot tout court au foot US reste bien celui des gardiens de but, a priori les plus aptes à remplir la mission de kicker. « C’est le poste qui prend le plus de sens, notamment avec les 6 mètres, explique le consultant du site et de la chaîne L’Équipe, sur laquelle il commentera le Super Bowl le 7 février. Car le but, c’est de “donner de l’air à la balle” mais aussi de la distance. » Darren Ambrose a dû se faire la même réflexion. C’est lui, le coach de l’équipe féminine de soccer de l’Université Vanderbilt, à Nashville (Tennessee), qui a soumis à son homologue du foot US Derek Mason de prendre avec lui Sarah Fuller pour pallier une incroyable cascade de forfaits chez les gars casqués, entre les positifs au Covid-19, les cas contacts et les étudiants déjà partis rejoindre leur famille pour Thanksgiving.
Mason, tenté ou curieux mais surtout pas vraiment en position de faire la fine bouche, se laisse convaincre par Ambrose, qui passe lui-même un coup de fil à Fuller ce 23 novembre. La veille, le technicien et l’étudiante de 21 ans sont devenus champions de la Conférence Sud-Est, une première pour les Vanderbilt Commodores depuis 1994 dans ce Championnat qui regroupe les meilleures équipes universitaires de onze États, du Texas à la Floride en remontant jusqu’au Missouri, soit un quart du pays où le foot féminin est le plus développé de la planète. Une belle histoire, déjà, surtout pour la Texane, que des blessures au pied puis au dos avaient contrainte à deux saisons blanches lors de ses premières années de fac, où elle est inscrite en médecine, santé et société et prépare un diplôme en administration hospitalière. Ce titre, Sarah Fuller y a activement participé, grâce à ses réflexes sur sa ligne, mais aussi à son jeu long. En quarts de finale, dans le derby face aux Tennessee Volunteers, elle a en effet offert une passe décisive sur un long coup franc depuis son camp.
Sarah Fuller n’est donc plus à une émotion près, ou alors elle sait la gérer. Sitôt entendue la proposition de son coach, elle délaisse valise et vacances pour son sac de sport, direction l’entraînement de l’équipe de foot US. Il ne lui reste qu’à convaincre, car aucun argument administratif ne s’oppose à sa participation au Power 5, le regroupement des cinq meilleures ligues du niveau universitaire. Elle est déjà licenciée NCAA mais, surtout, il n’y a pas de question de genre, pour une raison toute bête. « Dans les règles, techniquement, les équipes sont mixtes, car il n’y a pas de Championnat féminin » , nous éclaire Anthony Mahoungou, trois saisons NCAA de 2015 à 2017 avec les Boilermakers de Purdue (Indiana).
Et Fuller convainc. « Elle aurait pu dire non, mais elle s’est préparée toute la semaine et a fait tout ce qu’on lui a demandé, déclarera en conférence de presse le coach Derek Mason. Elle était prête. » Elle est donc sur la feuille de match à Columbia, où Vanderbilt affronte les Missouri Tigers ce dimanche 28 novembre. À la mi-temps, elle surprend son monde en prenant la parole après avoir vu depuis la touche ses nouveaux coéquipiers, menés 21-0, se diriger vers leur neuvième défaite en autant de journées sans assez combattre à son goût. « Je me suis avancée et j'ai demandé à certains si je pouvais parler, ils m’ont dit vas-y, rapporte le quotidien The Tennessean. Tout le monde m’a écoutée, et je leur ai dit que nous devions nous encourager les uns les autres, que c’était la seule façon que ça marche. » Juste après cette initiative, l’entraîneur en prend une autre : Sarah Fuller donnera le coup d’envoi de la seconde période, avant de retourner aussitôt sur le banc, comme le veut l’hyperspécialisation des tâches de ce sport. Quelques secondes pour un coup de pied rasant jusqu’aux 35 yards – peu spectaculaire mais tel que le lui avait demandé son coach – mais surtout pour l’histoire, puisqu’elle devenait ainsi la première femme à jouer à un tel niveau, même si Ashley Martin et Katie Hnida avaient déjà eu l’occasion de fouler une pelouse en Championnat universitaire.
Battus 41-0, les Commodores n’inscrivent pas le touchdown qui aurait permis à Sarah Fuller de tenter une transformation. Ce n’est que partie remise, et l’invité surprise marquera à deux reprises lors du match suivant, contre… les Tennessee Volunteers, la même fac que celle victime de son pied en soccer quelques semaines plus tôt. Cette fois, il n’y avait que 25 yards (22 mètres) de distance, ce qui peut laisser penser au footeux de base qu’il n’y a rien de compliqué. Une fausse idée, tient à préciser Mahoungou : « Personne ne peut s’improviser kicker, ce n’est pas simple du tout ! C’est tellement difficile que ces joueurs-là ne jouent généralement à aucun autre poste. » Outre la technique très particulière (coordination avec le centre qui fait la passe et le “holder” qui place la balle, point d’impact plus précis que sur un ballon rond), le pourtant bien bâti Meola avouait aussi au Guardian, en 2016 : « L’autre truc, c’est qu’il faut avoir le coeur bien accroché quand vous savez qu’un type de 130 kg qui fait 40 mètres en moins de cinq secondes va foncer sur vous. »
La performance est donc plus grande qu’elle en a l’air, ce qui n’empêche pas pour autant de penser à un coup de pub, d’autant que l’université a largement communiqué sur «l’histoire en marche » avant même la première rencontre. La vérité est entre les deux, selon Anthony Mahoungou, qui rappelle par la même occasion que le « petit effet de com’ » ne spolie pas l’esprit du sport pour autant : « Le choix [d’une gardienne de bon niveau déjà présente sur le campus] était plus que cohérent même si ça ne m’étonnerait pas de la part des Américains de vouloir aller chercher une belle histoire dans un moment où tout va mal. Le but, c’est aussi d’inspirer. À une époque où on se bat pour l’égalité, c’est bien de vendre du rêve, de montrer qu’il y a des opportunités. » Sarah Fuller l’a saisi avant de rendre ses épaulières et de retourner dans le vestiaire des footballeuses, avec qui elle reprendra le Championnat au printemps. Elle ira ensuite jouer pour North Texas, dans l’université où elle poursuivra son cursus, à une petite heure de chez elle, à Wylie. C’est en tout cas ce qui est prévu, mais peut-être qu’elle a pris goût aux péripéties depuis que le hasard l’a envoyée dans la lumière.
“Personne ne peut s’improviser kicker. C’est tellement difficile que ces joueurs-là ne ,, jouent généralement à aucun autre poste ANTHONY MAHOUNGOU, EX-JOUEUR UNIVERSITAIRE DE FOOT US, CONSULTANT POUR LA CHAINE L’ÉQUIPE
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