Vendée Globe
Bestaven-Dalin, duel en haute mer
LA ROCHELLE – Sur le tableau blanc du bureau, un feutre rouge a laissé une trace qui se fait de plus en plus indélébile: « 16décembre, YaYa 1er, Youhou. » La main de Jean-Marie Dauris, le directeur technique et sportif, ou de Christophe « Boubou » Bouvet, le navigant sparring-partner ? Ou la patte de Christophe Guyony, le DG de Maître CoQ, le sponsor ? Hier matin, ils étaient serrés tous les trois dans les locaux de Yannick Bestaven Sailing – un modeste hangar pas très chauffé loué au bout du port – pour la vacation hebdomadaire à destination des salariés du « volailler inspiré » (c’est son slogan) qui a aussi eu le bec fin de parrainer le bon skippeur, dans un deal investissement-performance inégalé. « Franchement, premier, nous, on ne l’avait pas pensé » , avoue Christophe Guyony. Ce provisoire pourrait virer au définitif d’ici à une vingtaine de jours. « Yannick a un peu la main », observe le météorologue JeanYves Bernot. Cent-quatre-vingt-dix milles d’avance et dix heures de bonus (pour avoir contribué au sauvetage de Kevin Escoffier), c’est une bonne journée de navigation, c’est un matelas de bord de plage aux Seychelles. Charlie Dalin tarde à revenir dans le duel. L’Équipe décrypte le dessous des cartes.
La carte bateau
Longtemps, Yannick Bestaven naviguait plus vite que ses machines, et en faisait du petit carbone, ce qui ne l’a pas empêché non plus de dominer, en 6,50 m, la Transat 2001, en Class 40, la transat Jacques-Vabre 2011 et 2015. « On a beaucoup discuté, raconte son pote Arnaud « Cali » Boissières, qui navigue quelque 2600milles derrière en 17e position. Je lui ai répété qu’il fallait qu’il s’en foute que certains aillent quatre noeuds plus vite, qu’il fallait être patient, qu’il ne fallait pas qu’il fasse sa tête brûlée, qu’un moment ça passerait. » Quatre ans séparent Maître-CoQ IV (ex- Safran) et Apivia, un laps de temps durant lequel les foils ont doublé, offrant des noeuds en plus donc, mais une fiabilité moindre. «Notre bateau n’a qu’une saison ( Apivia a été baptisé à La Rochelle en septembre2019), rappelle Antoine Carraz, le jeune directeur technique de l’écurie Mer Concept, et n’avait navigué qu’une fois dans plus de trente-cinq noeuds.»
Dalin ambitionnait de dépasser le Horn matériel intact et ensuite de laisser-aller la puissance. La perte de la cale basse du foil bâbord, sous l’Australie, a annihilé le plan. Officiellement, la pièce a été réparée. « Mais quand il faut s’en servir, je trouve que Bestaven avec son petit foil va plus vite », note l’expérimenté skippeur Yann Eliès. Chez Mer Concept, Antoine Carraz semble en avouer beaucoup en nous déclarant ceci: « La réparation a été faite mais sans savoir si elle peut tenir aussi bien qu’avant, forcément Charlie en garde sous le pied. » En face, Jean-Marie Dauris, le directeur technique, affiche l’attitude zéro souci, zéros tracas, ou presque, avec un bateau successivement rodé par Lagravière, Jourdain et Bestaven: « On a juste eu des petits bobos, rien d’irréparable. » Bestaven opine : « Jusque-là, c’est que de l’usure normale. » Petite constatation du skippeur Pascal Bidégorry qui surveille tous les routages: « Son bateau est un coffre-fort, il se permet d’envoyer plus de steak que Charlie. » Mais selon Carraz, le foil incertain, un peu relevé, pourrait ressortir en entier au money time: « Dans la dernière ligne droite, quand on ne sera pas loin d’un abri, quand la mer le permettra, Charlie pourra tirer plus dessus. » L’arme fatale?
La carte skippeurs
L’unique double vainqueur du Vendée (2001et 2009), Michel Desjoyeaux, avait osé établir une hiérarchie: « Le meilleur marin, c’est Dalin. » Parce que la répétition de ses places d’honneur à l’école de la Solitaire du Figaro, ça classe. Mais le Vendée est plus que de la régate. Dalin a été malin et manoeuvrier pour tricoter dans l’Atlantique sud, puis pour se dépêtrer d’anticyclones retors dans le Pacifique. « J’étais assez fier de moi », se félicitait-il, lui qui est souvent insatisfait. Mais Bestaven, moins adepte de la ligne brisée, est sorti à temps du groupe de poursuivants – qui lui a permis de s’étalonner – pour revenir sur Ruyant et Dalin, pour s’échapper dès que les deux grands foilers ont été entravés par leurs soucis techniques.
« Il navigue comme un chef », souligne Yann Eliès. « Il a été se la chercher sa place » , ajoute Bidégorry. « Il navigue pas compliqué, il colle quasiment aux fichiers, c’est propre et sans erreur », constate Jean-Yves Bernot. « Charlie analyse, décortique, fait cent fois les routages, Yannick est plus direct mais va savoir, ce qui va payer à la fin », poursuit Bidégorry.
Une chose transparaît, derrière la barbe poivre et sel totalement immaîtrisée de Bestaven: son mât sur la tronche de 2008, avarie définitive la plus précoce de l’histoire du Vendée, est désormais une anecdote. Un préparateur mental a lissé ses tempêtes et ses extases. « On a l’impression qu’il se réalise », conclut Bidégorry. Dalin affirme moins haut son bonheur. Le caractère peut-être. Ou la confiance en soi et en la machine.
La carte Atlantique
« Je suis motivé, je vais tout donner », entonne Dalin à l’heure de la remontée vers les Sables. « Il faut aussi qu’il fasse attention derrière lui », alerte toutefois Jean-Yves Bernot. Dans son sillage, Ruyant est d’esprit joueur, Seguin vole. Devant, Bestaven taille sa route. Voilà le skippeur d’Apivia comme dans un entre-deux eaux.
Fatigue technique, fatigue physique, le temps va être élastique malgré le sas du soleil. Et les décisions de plus en plus définitives. « Après les Falkland, tu te crois arrivé. Tu en es loin, c’est propice aux erreurs », analyse Bernot. Reste deux encore longues transats. Les Atlantiques et leurs anticyclones génèrent une belle complexité. « Le terrain de jeu est encore grand », remarque Antoine Carraz. Une seule fois (Le Cam doublé par Riou), le Horn n’a pas salué le futur vainqueur en premier.